Caroline Gréco
À l’ombre d’un grand banian, ces lépreux avaient installé un petit bar tout simple. Nous avons bu avec eux ce thé indien si fort et si parfumé. Ce partage a été pour eux un grand cadeau: nous n’avions pas peur d’eux, nous les acceptions malgré leur maladie, alors qu’ils étaient pourchassés partout !
La lèpre et le sida : deux maladies qui font peur. Pourtant, on sait comment éviter la contamination. Pourquoi donc cette peur viscérale et incontrôlable? Dans les deux cas, la grande déchéance physique des malades impressionne l’entourage qui fuit cette vision de la mort par une mise à l’écart. Un soir, où j’étais spécialement démoralisée en rentrant de l’hôpital, j’ai retrouvé dans mes papiers des notes que j’avais écrites lors de ta première hospitalisation, Julien. À cette époque, je lisais tout ce qui me tombait entre les mains et qui parlait du sida. J’ai le souvenir d’une grande insatisfaction. Je ne trouvais rien qui aurait pu m’aider, me donner du courage. Pourtant, je lisais de très beaux témoignages sur la souffrance, son acceptation, la grâce et je dirais même la joie et l’émerveillement devant ces nouvelles amitiés qui se nouent à cause de cette maladie. Je découvrais tout ce qu’on pouvait donner et recevoir. J’étais mal à l’aise. Le sida est certes, une maladie sans espoir, faite d’allées et venues à l’hôpital avec des rechutes, d’améliorations, jusqu’au jour où on dit adieu à la vie. Mais jamais je n’ai lu des choses sur l’angoisse du malade et de ceux qui l’entourent et l’aiment, de tous ces instants de la journée où il faut être présent, encourager, parler, écouter, rire et surtout cacher son angoisse et sa propre peur.
J’en demandais peut-être trop. Je voulais du vécu et je lisais des phrases très belles et profondes sur l’acceptation de la maladie et sur son évolution. J’aurais aimé trouver, dans ces écrits, le récit tout simple de la vie quotidienne, la complicité amicale d’un accompagnant qui m’aurait dit ses états d’âme, sans voyeurisme, tout simplement pour me faire parvenir un message d’encouragement, d’amour.
Combien de mères, de pères, de conjoints, de frères, de sœurs, d’amis, combien de personnes passent plus ou moins par les mêmes épreuves, seuls, avec la tristesse et ses interrogations. Ce genre de témoignage aurait pu me donner la force et le courage de me battre encore plus…
Cette fois-ci, ça va vraiment mal, même le «docteur fou» ne peut plus rien. «Nous nous sommes connus trop tard» m’a-t-il dit avec un sourire triste, lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois. Alors, nous avons frappé à une autre porte. Au point où nous en étions… René est venu quelque fois à la maison. Il est magnétiseur. Il prétendait avoir guéri un garçon atteint du SIDA il y a deux ans!
Au bout de trois séances, tu lui as demandé de ne plus venir. René te fatiguait trop.
Dans les jours qui ont suivi, tu n’as absolument pas dit un mot à propos de René. Je crois que, comme pour moi, tes derniers espoirs s’étaient envolés. «Maman, je dois arrêter de courir !»
Je n’ai pas compris tout de suite cette phrase terrible. Je n’ai pas osé te demander d’explications, mais tu avais raison : finies les chimères, finie la course éperdue à la recherche d’un espoir. Il fallait maintenant avoir le courage de regarder les choses en face : la mort te rattrapait, elle n’était plus loin, elle allait gagner.
La nuit est passée, tu es toujours en vie : je t’ai entendu tousser ; tu es bien là, et l’espérance est encore permise.
« Maman, j’attends le café »…
– J’arrive !
Ce matin, tu as une bonne tête. La nuit a été meilleure que d’habitude et tes traits sont plus détendus. Tu souris et tu me demandes d’ouvrir la fenêtre pour profiter du soleil et de la douceur de l’air. Je t’embrasse, je suis bien, je t’écoute faire des projets fous: bientôt l’été sera là, tu grossiras, tu reprendras contact avec tes amis, vous irez à la plage… Il y a si longtemps que tu n’as plus nagé, il faut que tu rattrapes le temps perdu. Je t’écoute, je te regarde, envahie par la tristesse : seras-tu encore vivant dans quelques mois? Je fais un effort énorme sur moi-même pour t’accompagner dans ce rêve fou : nous avons fui cette chambre de malade, tu pars en vacances, tu te demandes qui t’accompagnera puisque tu n’as plus revu tes amis, je t’aide à choisir l’itinéraire, tu me signales les monuments à voir, tu t’inquiètes sur l’état des routes, de la chaleur. Je suis là pour aplanir toutes les difficultés et, puisque c’est un rêve, j’en rajoute. Tout devient simple, ces vacances seront une réussite totale.
Tu as parlé longtemps et l’excitation de ce projet t’a fatigué. Je te quitte vite, car, cette fois-ci, je n’arrive plus à retenir mes larmes. Tu ne t’en aperçois pas, Dieu merci. Ton regard heureux s’évade à travers la fenêtre ouverte, vers le ciel bleu. Je te laisse rêver et je m’effondre, désespérée, à l’autre bout de l’appartement: le mal est là, il avance sans bruit. Quel sursis te donne-t-il? Une semaine? Un mois?
Je t’accompagnais toujours en voiture à l’hôpital et venais te rechercher. Et puis tes muscles se sont atrophiés petit à petit. Tu ne pouvais plus te tenir debout. A partir de là, les ambulanciers ont pris le relais car il fallait te porter. Je te suivais en silence, seuls nos regards parlaient. Tu me disais combien cet état de dépendance était dur à accepter, combien tu étais gêné lorsque nous croisions des personnes qui te dévisageaient pendant le court trajet entre la maison et l’ambulance. Je te répondais par des grimaces que toi seul pouvais comprendre et qui, parfois, te faisaient sourire. Nous étions de nouveau complices : c’était notre façon de nous transmettre du courage, et ce petit rien nous aidait momentanément dans ces instants difficiles.
Ce jour là, je ne savais pas que c’était la dernière fois que je pouvais te ramener à la maison. Tu as eu la force de te traîner essoufflé jusqu’à la voiture où tu t’es installé avec tant de peine que j’ai failli appeler une infirmière. Tu t’es mis en colère en me demandant de ne pas être si pressée et de te donner du temps. Au bout d’un long moment ta respiration est redevenue normale. J’ai démarré. Mon étonnement a été grand lorsque tu m’as demandé de faire un tour en ville avant de rentrer à la maison! Est-ce que tu «savais» que c’était ton dernier regard sur Marseille?
Nous sommes arrivés par l’autoroute du Littoral. On apercevait d’un côté le port, ses bateaux, la mer, les îles, de l’autre, à perte de vue, la ville qui éclate de blancheur ou se colorie en jaune ou en rose selon l’heure. Le mistral, ce jour-là, soufflait avec force et avait chassé tous les nuages. La visibilité était très grande. Le phare du Planier, si loin en mer, semblait très proche, et sa haute silhouette veillait sur l’entrée maritime de la ville. Nous avons longé la corniche, en silence. C’était magnifique! J’avais l’impression de me fondre dans une carte postale, avec la mer bleu foncé et les vagues courtes mais puissantes qui formaient des petites taches blanches d’écume. Par moments, elles venaient s’écraser le long des rochers que surplombait la route, et les embruns éclaboussaient la voiture.
« Comme c’est beau ! »
Tu répétais souvent et doucement cette phrase. Que voulais-tu exorciser ? Je t’ai proposé de prendre un verre au bord de la plage. Épuisé, tu n’as pas eu le courage de bouger de ton siège et je n’ai pas insisté. À ta demande, nous sommes montés jusqu’à Notre Dame de la Garde. De là-haut, on domine vraiment toute la ville, et le coup d’œil en vaut vraiment la peine. Je suis sûre que tu en as profité pour dire une petite prière à la Vierge.
Je savais que cette colline était un de tes endroits préférés. Nous sommes restés un long moment à admirer le paysage. Je n’osais pas interrompre ton silence : tu étais entouré de tes souvenirs. Ici, tu aimais bien venir avec ton copain, quand tu étais amoureux. Mais tu venais seul, aussi, quand tu déprimais ou qu’un problème te tracassait. Sur cette colline, face à la mer, la nuit surtout, tu pouvais réfléchir en toute tranquillité, et prier aussi, car cela était important pour toi.