Se brosser les dents, mettre des gouttes dans les oreilles ou effleurer la main de son voisin dans l’autobus sont-ils considérés comme des ruptures du jeûne ? Ces questions restent parmi les plus fréquemment posées par les téléspectateurs musulmans pendant le ramadan. Les émissions dédiées à la pratique quotidienne des rites de ce pilier de l’islam sont incontournables sur les centaines de chaînes du monde arabo-musulman, et au-delà. Des cheikhs savants apportent en direct des réponses circonstanciées à ces interrogations banales, étayées de citations du Coran et de références à la tradition.

Certaines diffusent en plusieurs langues, y compris en France où elles sont disponibles dans les offres de certains bouquets. Dans leur programmation spéciale pour le mois sacré, les chaînes satellitaires les plus suivies s’arrachent les prédicateurs vedettes pour animer des émissions aux heures de grande écoute. Saoudiens ou Egyptiens, pour les plus célèbres d’entre eux, ces «télécoranistes» influents innovent tous les ans, dans la forme de leurs interventions plus que sur le fond. Mais l’actualité les oblige de plus en plus à évoquer le terrorisme et l’extrémisme. Ils sont appelés à parler de réforme et de renouveau de l’islam, tout en continuant à prêcher les fondamentaux ou le fondamentalisme.

Mohamad Al Arifi - Quel nouveau discours attendre du théologien saoudien Mohammed al-Arifi (photo YouTube), qui prêche depuis des années un conservatisme sectaire dans la pure tradition wahhabite ? A 46 ans, ce prédicateur télégénique au sourire aussi blanc que son voile et sa djellaba a gagné une immense popularité auprès des jeunes musulmans et musulmanes, qui le trouvent «beau mec». Il anime des dizaines d’émissions depuis quelques années sur plusieurs chaînes satellitaires, et revendique plus de 20 millions de fans Facebook et 15 millions de followers sur Twitter.

Dans une grotte

Innovant dans la mise en scène, il présente pendant ce ramadan des émissions tournées dans une grotte, à 27 mètres sous terre, où il intervient debout parmi les stalactites. Les sujets de ses interventions sont très diversifiés, allant du classique récit de l’époque du Prophète à une anecdote machiste sur la jalousie des femmes en passant par le combat pour Jérusalem ou contre Bachar al-Assad. Il monte au créneau contre le gouvernement saoudien quand celui-ci projette des réformes trop modernes de la société, ou soutient le coup d’Etat d’Abdel Fatah al-Sissi en Egypte contre le président élu des Frères musulmans. Dans une série de vidéos récentes sur le terrorisme, il condamne les exactions de l’Etat islamique. «Au nom de quel jihad, tu te donnes le droit de tuer des musulmans en les jugeant apostats ? Au nom de quel islam, tu te saisis des biens d’autrui ?» martèle-t-il dans un «message à Daech».

«Al-Arifi est l’un des télécoranistes les plus politiques, souligne Mohammed El Oifi, enseignant à la Sorbonne nouvelle (université Paris-III) en sociologie des médias, qui a étudié le phénomène des prédicateurs vedettes et a rencontré plusieurs d’entre eux. Ils se différencient par leur âge, leur parcours, la teneur de leur discours et le public auquel ils s’adressent. Mais ils ont tous une stratégie médiatique fondée sur la même ambition de gagner en popularité et en influence dans l’opinion, pour résister aux pressions de leur gouvernement», souligne le chercheur.

Conservatisme wahhabite

Les pouvoirs saoudien, égyptien ou autre, entretiennent des rapports ambigus avec ces leaders d’opinion importants. Ils les instrumentalisent en leur donnant accès aux chaînes de télévision et peuvent les sanctionner s’ils vont trop loin dans la critique.

Mis en orbite au début des années 2000, tout d’abord par la chaîne saoudienne Iqraa (mot qui signifie «lis», «récite», en référence au premier verset du Coran), les stars du petit écran islamique se sont répandues à mesure que se multipliaient les télés religieuses privées, qu’on ne compte plus. Bien plus que les mosquées ou les livres, et avant Internet, ces télévisions créées par les pays du Golfe ont joué un rôle majeur dans la diffusion du conservatisme wahhabite au quotidien dans les foyers musulmans.

Amr Khaled
(voyage vers le bonheur, l'amour épisode 6)«Je laisse la télé branchée toute la journée pendant le ramadan sur MBC», nous raconte au téléphone Oum Charif, une mère de famille du Caire, désignant la prospère chaîne privée saoudienne qui a programmé, pour cette saison, des émissions quotidiennes avec plusieurs télécoranistes célèbres. «Mon préféré reste Amr Khaled (photo YouTube) qui sait le mieux s’adresser à nous, dans notre langue et connaît nos préoccupations», considère l’Egyptienne. Depuis plus d’une dizaine d’années, cet ancien comptable d’Alexandrie fait des ravages, auprès des jeunes filles en particulier, qu’il aurait converties en nombre à porter le hijab. Loin du style des oulémas traditionnels («savants»), Amr Khaled, quadragénaire au sourire radieux, ne porte ni barbe ni turban. Ses costumes sont aussi décontractés que son langage populaire en dialecte égyptien. «Mais bien sûr, petite sœur, tu as le droit de te faire belle ! Il te faut plaire à ton mari… ou en séduire un si tu n’en as pas encore trouvé», répond-il en direct à une jeune femme qui lui demande si le maquillage est autorisé pendant le ramadan. «Dans les différentes typologies de “téléprédicateurs”, Amr Khaled est le businessman», constate Mohammed El Oifi.

Le jeu de la concurrence

Le magazine américain Forbes avait estimé il y a quelques années les revenus de la star islamique égyptienne à 2 millions de dollars par an (1,7 million d’euros). Une révélation qui avait un peu choqué, à l’époque, ses fans de la petite classe moyenne. Mais ils semblent lui reconnaître le talent et le mérite de sa fortune. Apolitique malgré son background «frère musulman» qui l’avait amené à prêcher à ses débuts dans les mosquées, Amr Khaled s’est montré très froid à l’égard de la révolution égyptienne de 2011. «Parce qu’il n’y était pour rien, il a eu une réaction de dépit pour le mouvement de la jeunesse, considère El Oifi. Il n’a pas pris la défense de Morsi, le président islamiste renversé par le coup d’Etat du général Al-Sissi, et entretient maintenant une bonne relation avec le régime égyptien.»

Salman al Odah - 2012Une autre catégorie de télécoranistes est représentée par le Saoudien Salman al-Odah (photo YouTube), «l’intellectuel, l’universitaire savant, selon El Oifi, qui s’est opposé au régime saoudien pour avoir fait appel à l’armée américaine lors de la première guerre d’Irak en 1990 pour libérer le Koweït». Condamné à quinze ans de prison, il est maintenant toléré par le pouvoir, tout en gardant une grande indépendance. Le sexagénaire voyage beaucoup hors du royaume pour tourner des émissions, tantôt parmi des non-voyants au Soudan, tantôt dans un camp de réfugiés syriens en Turquie. Il a provoqué un tollé, récemment, lors de son passage auprès de la communauté musulmane en Suède, en disant que «l’homosexualité n’exclut pas de l’islam et que sa punition éventuelle n’est pas du ressort de ce monde».

La concurrence entre les nombreuses chaînes satellitaires islamiques les pousse à innover leur offre pour le ramadan. L’historique Iqraa a programmé, pour cette saison, la prédicatrice égyptienne Abla al-Kahlaoui, 67 ans. Son émission quotidienne,Conversation du cœur, fait écho au premier programme qui a rendu célèbre Amr Khaled, Parole du cœur. Diplômée de l’université islamique Al-Azhar, cette femme était déjà connue pour les campagnes qu’elle a menées pour l’alphabétisation dans les bidonvilles du Caire. Mamie au doux visage, tout de blanc vêtue, elle intervient pour parler de son expérience de mère qui a élevé seule ses quatre enfants. Elle répondra aux questions des téléspectatrices en direct, tous les soirs, après la rupture du jeûne. Oum Charif, la mère de famille égyptienne, va sûrement zapper sa chaîne habituelle pour suivre «l’émission de “mamie Abla”, [qu’elle] admire énormément et qui donne des conseils utiles, répondant aux questions que les femmes préfèrent ne pas poser aux prédicateurs hommes». Combien de temps après la fin des règles peut-on reprendre le jeûne ? Ou avoir des rapports sexuels ? Pendant qu’elle est «impure», la femme peut-elle écouter les versets qui émaillent les propos des prédicateurs à la télé ? Des questions qui reviennent souvent dans les émissions du ramadan. Mohammed El Oifi confirme : «Les pratiques de la vie quotidienne, du haram [proscrit] et du halal [béni], restent dominantes dans les propos de tous les télécoranistes.»