Photo: Campagne contre le SIDA de la compagnie Benetton, dans les années 80
Cinq jeunes hommes, homosexuels, sont soignés pour une pneumonie rare. Une revue médicale américaine alerte les spécialistes. Lʼépidémie du sida est née.
Cʼest daté du 5 juin 1981. Un titre technique : «Pneumocystis pneumonia-Los Angeles». Dans lʼarticle, il est fait état, «durant la période dʼoctobre 1980 à mai 1981, de cinq jeunes hommes, tous homosexuels, traités pour une pneumonie à pneumocystis, dans trois hôpitaux de Los Angeles. Deux des patients sont morts. Les cinq patients sont également victimes dʼinfections par cytomégalovirus (CMV), une candidose muqueuse». Le papier est publié dans la revue du Center of Disease Control (CDC) dʼAtlanta, Morbidity and Mortality Weekly Report (MMWR).
Sur les traces du «patient zéro»
Quand James Curran, spécialiste des maladies transmissibles au CDC, a reçu quelques jours auparavant le papier pour validation, il a écrit aussitôt dessus : «Hot Stuff.» «Cʼest du lourd.» Lʼhomme est médecin, sérieux, nullement familier. Plutôt élégant. Pour lui, il nʼy a aucun doute. Lʼarticle quʼil vient de recevoir aurait pu paraître anodin, décrivant un simple phénomène infectieux un rien étrange, mais sans gravité.
Santé
Histoire du SIDA
Juin 1981, l’étrange maladie gaie!
Par: Éric Favereau, Libération
Les cinq patients sont tous atteints dʼune pneumonie rare, baptisée pneumocystose, une pathologie dʼordinaire bénigne. Mais là, pour des raisons mystérieuses, ils sont dans une situation clinique délicate : leur système immunitaire sʼest effondré. Et ils sont tous gais. James Curran décide aussitôt de publier le compte rendu de ces cas. Une intuition qui se révélera pertinente.
Bizarrerie épidémique
Mais, en attendant, comment présenter lʼarticle ? Faut-il mettre en avant le fait que les cinq patients sont gais ? Nʼy a-t-il pas un risque de stigmatiser un groupe ? Les responsables du CDC hésitent. Finalement, lʼarticle ne sera pas mis en première page et, dans le titre, lʼhomosexualité des patients ne sera pas évoquée. Le texte est signé par deux médecins, Michael Gottlieb et Joël Weisman. A cet instant, qui peut imaginer que lʼon est face à lʼacte de naissance officiel de la plus «grande catastrophe sanitaire que lʼhumanité ait connue», selon lʼexpression de lʼOrganisation mondiale de la santé ? Cʼest, en tout cas, la première trace écrite qui témoigne de lʼexistence du sida. Deux jours plus tard, à 10 000 kilomètres de là, Willy Rozenbaum gare sa moto devant lʼhôpital Claude-Bernard, à Paris. Chef de clinique dans le service des maladies infectieuses, il a 35 ans, porte encore de grosses moustaches, souvenir de ses années de militant au Salvador et au Nicaragua.
Photo: Campagne nationale contre le SIDA de la Confédération Helvétique (Suisse)
Comme chaque semaine, il jette un coup dʼoeil sur la revue Morbidity and Mortality Weekly Report, quʼil vient de recevoir. «Cʼest une sorte de bible pour les épidémiologistes du monde entier, cela donne une photographie des pathologies transmissibles à lʼoeuvre aux États-Unis», raconte-t-il aujourdʼhui. En France, François Mitterrand vient dʼêtre élu. En ce début de juin 1981, lʼactualité tourne autour de la présence des ministres communistes au gouvernement.
Quelques heures plus tard, Willy Rozenbaum tient sa consultation. «Mon premier patient est un steward. Il était malade depuis trois à quatre semaines, me raconte-t-il. Il voyage beaucoup. Il tousse, il a beaucoup maigri et souffre dʼune forte diarrhée. Je lʼausculte. Et ce qui me frappe cʼest quʼil nʼest pas venu seul, il est accompagné dʼun ami. Je décide de lui faire passer une radio pulmonaire. Elle révèle une pneumonie interstitielle. Aussitôt, je fais le lien avec lʼarticle que jʼai lu le matin même.» Même histoire, même profil. «Cʼétait une incroyable coïncidence. Les semaines qui ont suivi ont été assez agitées», reconnaît Rozenbaum. Lui, à Paris, et quelques autres, aux États-Unis, ne sont alors quʼune poignée à sʼintéresser à cet étrange phénomène. Dʼailleurs, il faut être un peu fou pour prendre au sérieux cette bizarrerie épidémique.
Retour en arrière. Le 1er février 1981, dans son petit bureau de lʼimmeuble de briques rouges du CDC à Atlanta, Sandra Ford, agacée, lit et relit une deuxième demande de prescription dʼun antibiotique très peu utilisé, la Pentamidine. Ce médicament est si peu prescrit que, lorsque des médecins en ont besoin, ils appellent le CDC et en particulier Sandra Ford, jeune technicienne de 30 ans. Dans les deux cas, cʼest pour traiter une pneumocystose. Deux cas… ou peut-être une erreur.
Cʼest le docteur Michael Gottlieb, médecin dans le service dʼimmunologie de lʼUniversity of California Los Angeles (UCLA), qui lui a adressé la demande. Quelques jours auparavant, celui-ci a reçu un patient jeune, avec une très forte fièvre, qui a perdu beaucoup de poids et respire difficilement. Gottlieb est dʼautant plus perplexe quʼil retrouve le même tableau clinique que celui dʼun autre patient, ausculté trois mois plus tôt. Coïncidence, tous les deux sont gais.
Coïncidence, tous les deux nʼont quasiment plus de défense immunitaire. Quelques jours plus tard, comme ils le font souvent, Gottlieb et Joël Weisman se retrouvent avec deux autres spécialistes pour en discuter. Selon Randy Shilts, journaliste au San Francisco Examiner (1), Weisman se montre inquiet. Depuis la fin des années 70, ce médecin est connu pour son attitude bienveillante envers les gais. Ce soir-là, il réfléchit à voix haute avec ses collègues.
Il évoque lʼhypothèse dʼun lien avec certains virus. Il pense au virus dʼEpstein-Barr et au cytomégalovirus surtout, car des études ont montré que plus de 90 % des gais de la côte Ouest en sont porteurs, mais dʼordinaire cette présence est sans conséquence sur leur santé.
Le groupe discute avec dʼautant plus de vivacité que depuis quelque temps les milieux médicaux gais ont publiquement fait part de leurs inquiétudes. Depuis la libération sexuelle, on a noté une forte recrudescence de MST aux États-Unis. À New York, plus de 30 % des patients gais souffrent de parasites intestinaux.
On évoque même un Gay Bowel Syndrome, une sorte de syndrome gai intestinal. Fin 1980, dans un magazine gai de New York, Dan William, directeur médical du New York Gay Menʼs Project, écrivait : «Un effet de la libération gai est que le sexe a été institutionnalisé et franchisé. Il y a vingt ans, il devait y avoir près dʼun millier dʼhommes qui avaient des rapports, dans les bains-douches, les bars ou les jardins. Maintenant, il y en a plus de 20 000, et dans de multiples endroits. La pléthore des rencontres pose désormais un problème de santé publique, qui augmente à chaque fois que sʼouvre un nouveau lieu de sexe dans la ville.»
quatrième cas. Puis un cinquième. En lʼespace de quelques semaines, Michael Gottlieb est devenu un professionnel de cette pneumonie atypique. Il est désormais capable de lister tous les symptômes. Cette fois-ci, lʼhomme malade est noir. Il a 36 ans ; sur lui, comme chez les précédents, on découvre un dosage très élevé de CMV. Gottlieb discute avec lʼun de ses amis, le docteur Wayne Shandera, qui travaille au département de santé publique de Los Angeles. Gottlieb a raconté la scène au journaliste du San Francisco Examiner. Gottlieb à Wayne : «Il y a vraiment quelque chose de bizarre avec ces cas de pneumocystose et de CMV chez les gais.» «Une apparition inhabituelle dʼune maladie, dans le jargon médical, cela sʼappelle une épidémie», lui répond Wayne. Le mot est lâché. Un des patients est déjà mort. Ce jour-là, Gottlieb se souvient dʼavoir eu un mauvais pressentiment, lʼimpression dʼêtre face à quelque chose de beaucoup plus important». Surtout, «quatre cas dʼune maladie inhabituelle, apparus en quelques mois, cela veut dire que cette maladie ne va pas longtemps rester limitée aux gais».
25 millions de morts
Que faire ? Alerter ? Gottlieb pense tout de suite à une publication. Il se tourne vers la plus prestigieuse des revues, The New England Journal of Medicine. Il appelle un éditeur quʼon lui a recommandé, et lui dit quʼil se passe quelque chose de grave». Lʼéditeur lʼécoute, et, circonspect, lui rappelle quʼil faut trois mois pour que lʼarticle soit publié, non sans avoir été lu et relu au préalable. Ajoutant quʼil nʼy a pas de garantie de publication». Gottlieb est frustré. «Cʼest une urgence», lâche-t-il. Rien nʼy fait. En ce début des années 80, qui peut croire que le temps des virus va revenir ? Peu après, un collègue lui suggère dʼappeler un vieil ami au CDC. Qui lui parle aussitôt de leur relevé hebdomadaire, le MMWR. Le 5 juin, lʼarticle paraît.
4 juillet. Nouvel article dans le MMWR : «Cancer rare chez 41 homosexuels». Cette fois, il est fait référence à un sarcome de Kaposi, une forme de cancer de la peau découvert par dʼautres cliniciens, installés autour de New York. Tous, là encore, sont troublés par le fait que la maladie touche des homosexuels. Ce sera lʼautre symptôme de lʼarrivée de lʼépidémie du sida sur la planète.
Depuis ? En vingt-cinq ans, le sida a fait près de 25 millions de morts ; plus de 40 millions de personnes vivent avec. Le Dr James Curran a longtemps été responsable du département sida au CDC, avant de devenir professeur de santé publique. Michael Gottlieb est parti dans le privé, un rien amer que son apport historique nʼait pas été plus reconnu. En mai 1983, Willy Rozenbaum aura un rôle décisif dans la découverte du virus, avec le professeur Montagnier ; il préside aujourdʼhui le Conseil national du sida. La très grande majorité des tout premiers patients est décédée.
(1) And the Band Played on, par Randy Shilts, Penguin Books, 1987.
Thérapies SIDA: une pause dans les traitements nʼest pas nuisible
Une équipe des hôpitaux universitaires genevois a fait une découverte majeure en matière de sida: le traitement peut être interrompu plusieurs semaines sans que les patients nʼen souffrent ni que le virus ne devienne résistant. Aucun décès ni aucun cas de maladie lié au sida nʼa été observé parmi les 430 personnes séropositives suivies dans le cadre de lʼétude genevoise, à paraître bientôt dans la revue médicale internationale «The Lancet».
Chef de lʼunité sida des HUG, le professeur Bernard Hirschel a confirmé vendredi à la télévision suisse les résultats réjouissants annoncés par le quotidien «Le Temps». Depuis 1996, les trithérapies antirétrovirales hautement actives (HAART) ont fait leurs preuves en réduisant de 85% la mortalité du sida.
Mais elles ont deux points faibles: leur coût élevé, qui en interdit lʼaccès pour les pays en développement et leurs effets secondaires sévères qui entament la qualité de vie des patients. Selon lʼagence nationale de recherche contre le sida (ANRS), 11 à 12% des patients pratiquent eux-mêmes des pauses afin de diminuer le contrecoup du traitement. Plusieurs études ont été lancées dès 2000 afin dʼévaluer les conséquences de lʼarrêt de la médication. La contribution de lʼéquipe genevoise est importante: elle montre que la résistance du virus aux médicaments nʼaugmente pas quand le traitement est interrompu autour de 18 semaines. Mais il faut faire dʼautres essais avec dʼautres seuils, souligne le Pr Hirschel. Lʼétude Staccato était devisée à quatre millions de francs. Elle a impliqué 430 patients domiciliés en Thaïlande, pour 80% dʼentre eux, en Suisse et en Australie. Ce genre de recherche est déterminante pour les pays pauvres: un nombre beaucoup plus grand de malades pourraient y être soignés avec le même investissement financier, a encore expliqué le professeur.