« Personnellement, je pense qu’il peut y avoir effectivement un blocage chez l’enfant à un certain moment : peut-être une faiblesse psychologique? Ne me demande pas pourquoi il n’arrive pas à franchir cette crise. À mon avis, ce ne sont pas forcément les parents qui sont responsables.» Émerveillée et presque sous le choc, je l’écoutais parler. Une vanne s’était ouverte, mais pourquoi maintenant? Après tous ces mois de silence et de réflexions en solitaire, avait-il enfin besoin d’en parler? Ou alors, le désespoir de Julien avait-il servi de détonateur? Je me gardais bien de poser des questions qui, au fond, n’avaient plus tellement d’importance.
«On dit aussi que les causes de l’homosexualité pourraient être, dans certains cas, hormonales. Mais rien n’est vraiment sûr dans ce domaine, on ne peut pas dire que l’homosexualité soit une maladie. J’en ai longuement discuté à plusieurs reprises avec Xavier, mon ami psychologue, et avec Jacques, qui est sexologue. J’avais besoin de comprendre. Lorsque le problème surgit chez les autres, c’est facile de dire des bonnes paroles, d’expliquer, mais quand cela vous arrive, c’est vraiment autre chose!
Philippe, ne crois-tu pas que cela soit dû à un phénomène de société?” Tant de barrières morales ont disparu, des jeunes n’hésitent pas à vivre de nouvelles expériences, «pour voir», pour éprouver de nouvelles sensations. Ils ne craignent plus de s’afficher. Du reste, on en voit de plus en plus.
– Je pense que les jeunes maintenant ont un souci de vérité qui n’existait pas autrefois : ils n’ont pas peur de clamer haut et fort ce à quoi ils croient, ce qu’ils pensent. Ils sont plus authentiques, plus sincères, ils n’ont pas envie de cacher leur façon de vivre ou de penser. Souviens-toi, à leur âge, nous étions très préoccupés par le qu’en dira-t-on, et cela nous ôtait une certaine liberté. Le jugement des autres était très important, alors qu’aujourd’hui, les jeunes sont plus indépendants, plus vrais.
«J’ai lu dans XY les conclusions d’une enquête du sociologue Frederik Whitam, qui a travaillé dans des communautés homosexuelles de pays aussi différents que les États-Unis, le Brésil, le Guatemala et les Philippines. Voici ce qu’il a observé :
1) les personnes homosexuelles apparaissent dans toutes les sociétés.
2) Le pourcentage d’homosexuels semble le même dans toutes les sociétés et reste stable dans le temps.
3) Les normes sociales n’empêchent ni facilitent l’émergence de l’orientation homosexuelle.
4) Des sous-cultures homosexuelles apparaissent dans toutes les sociétés qui ont un nombre suffisant de personnes.
«Actuellement, les homosexuels n’ont plus à se cacher et c’est pour cela qu’on les remarque.
Depuis que Julien nous a dévoilé ses tendances, il est normal que nous soyons devenus plus sensibles à tout ce qui touche l’homosexualité: je suis sûr que tu n’aurais jamais remarqué tous ces couples de garçons auparavant!
-Tu as peut-être raison, Philippe, ai-je dit songeuse.
-Te souviens tu, ma chérie, de notre bonheur lorsque Julien était petit? Il n’y avait rien de plus extraordinaire au monde! Nous avons fait tellement de projets pour lui, nous étions sûrs de sa réussite, rien de désagréable ne pouvait lui arriver. Et puis, nous étions là pour le protéger.
“Quelle présomption, quel orgueil! Dans un certain sens, quelle punition pour nous maintenant! Je me demande pourquoi?”
Il s’est levé, m’a embrassée avec des larmes dans les yeux, a fait quelques pas en direction de la porte, s’est arrêté pour me regarder avec un pauvre sourire en murmurant:
«Quelle catastrophe, mon Dieu, quel gâchis!»
Paradoxalement, cela m’a donné du courage: je n’étais plus seule à porter ce lourd fardeau, j’avais retrouvé mon mari. Je savais que je ne devais pas trop l’agresser avec mes états d’âme, mes questions, au début tout au moins, mais je savais aussi qu’il était là, prêt a me venir en aide dans les moments de déprime: tout devenait moins compliqué, plus acceptable pour moi.
J’avais encore une question à lui poser. Elle me tenait à coeur: la réponse était pour moi très importante, car elle allait m’éclairer sur la façon dont il était prêt à accepter toutes les personnes et les habitudes qui faisaient partie de la vie de Julien.
«Philippe, comment vas-tu vivre cela?»
Je ne m’étais pas bien exprimée. Étonné, il m’a répondu:
«Mais ma chérie, ne crois-tu pas que nous sommes obligés de vivre avec Julien tel qu’il est? Ou alors il faudrait le mettre à la porte, définitivement! Quoi qu’il fasse ou dise, il reste notre enfant!
– D’accord, nous l’acceptons, mais jusqu’où? Julien vit encore à la maison. Es-tu prêt à tolérer son mode de vie, ses copains? Jusqu’ici tu ne les as jamais rencontrés. J’en connais quelques uns, ils sont tout à fait convenables, mais je sais que Julien a fait un tri et ne tient absolument pas à ce que je rencontre ceux parmi ses amis qui sont trop efféminés ou trop maniérés. Et toi? Es-tu prêt à les rencontrer? Permettras-tu à Julien d’inviter quelqu’un pour un repas? Quelle tête feras-tu lorsque tu le rencontreras? Que diras-tu si Julien venait nous annoncer:
«Je suis amoureux, je voudrais vous le présenter.»
Es-tu prêt à vivre cela? Ou bien préfères-tu qu’il prenne un appartement pour vivre sa vie?»
Mon mari s’est tu longuement en me regardant pensivement. Le temps passait, chacun de nous était perdu dans ses pensées, puis Philippe a murmuré, en secouant la tête:
«Caroline, ma chérie épargne-moi ça. Son amoureux? Pas encore, je n’ai pas le courage d’affronter cela, donne-moi le temps de m’habituer…Si j’y arrive un jour!»
Après avoir encore réfléchi, il a ajouté:
«Écoute, Julien vit avec nous. Apparemment, il se trouve bien à la maison car il ne parle pas de s’en aller. Je crois que moralement il a besoin de nous. Lui aussi doit apprendre à s’accepter. J’ai beaucoup réfléchi et je sais que je dois l’aimer tel qu’il est.»
Petit sourire triste:
«Plus facile à dire qu’à mettre en pratique! Il faudra qu’un jour moi aussi je rencontre ses amis. Ne sois pas trop pressée, je dois m’habituer à l’idée. Julien a passé l’âge des sermons, qui d’ailleurs ne serviraient à rien. M’imposer pour qu’il change de vie? Tu le sais aussi bien que moi, cela est impossible, nous ne pouvons pas l’obliger à changer ses tendances. Il faut que j’arrive à considérer la vie affective et sexuelle de Julien comme un mode de vie acceptable.
«J’ai terriblement besoin de toi, ma chérie, comme c’est difficile!»
Vu de l’extérieur, on pourrait envier Julien. Lorsqu’on le voit avec ses amis, il a l’air heureux. Leur groupe paraît très joyeux et très vivant. Il donne l’impression de traverser la vie en s’amusant: longs bavardages au téléphone, rendez-vous, sorties, rentrées au petit matin ou le lendemain… Et pourtant! Ses interminables conversations téléphoniques me font penser à celles que j’avais, vers mes quatorze ans, avec ma meilleure amie:
«Ah bon, tu l’as vu? Comment le trouves-tu? Non, mais tu as vu son nez? Cra cra il est, je te jure. Oui, amusant, mais vraiment laid! Ah oui? Ils se sont séparés? Remarque, cela ne m’étonne pas, j’ai toujours pensé qu’ils n’allaient pas ensemble!… Mais oui, je l’ai vue, sa chemise! Elle est super belle!»
Et là, pendant un moment on parle de la couleur, de la forme, du pantalon qui va avec… Et puis, on se met d’accord pour le soir:
«Oui, mais ne dis pas à Jean que j’ai vu René, parce que je ne veut pas qu’il sache …»
Moi, j’avais quatorze ans. Je découvrais que les garçons étaient intéressants, je découvrais la vie. Mon amie, ma confidente faisait les mêmes découvertes. Tout nous semblait beau, nous étions heureuses.
Julien n’a pas cette joie sereine, même si ses discours ressemblent parfois à mes commérages de jeune adolescente. Il est très seul et ne peut que rarement compter sur un ami sûr.
Il est très narcissique. Le mythe de Narcisse exprime bien le vertige de l’attrait du double.
Narcisse s’est vu dans le reflet de l’eau d’une rivière et est tombé amoureux de lui même. La même aventure se répète pour Julien. Si ses amours ne durent qu’un temps, c’est parce qu’il croit se retrouver dans l’ami dont il se dit amoureux. Il se projette dans l’autre et il s’aime, jusqu’au jour où il s’aperçoit de son erreur.
«Au moins, es-tu content de moi, bel aigle?
– Oui, si tu me trouves très beau .»
À cela s’ajoute le culte du corps. Sa personne est importante et il faut en prendre soin, car son premier critère de choix, d’attirance, est la beauté. Il faut plaire. Il peut parler longuement de sa coiffure, de ses vêtements. Il sait comment faire pour avoir une peau plus douce, des cheveux brillants et souples, il connaît les derniers eaux de toilette, les parfums …
Au bout de cela : le spectre du vieillissement, la perte de l’énergie sexuelle.
Suite de cette
publication dans notre prochaine édition.
Pour lire le livre gratuitement dans sa version intégrale et le tome II – À Dieu Julien, rendez-vous au www.gayglobe.us/julien/