Volet no.14
J’insistais pour qu’il en dise plus, malgré mon étonnement: qui aurait pu prévoir une telle conversation il y a seulement peu de temps? Il a coupé court : «Caroline, ma chérie, la journée a été sympathique et belle, mais tout ce soleil m’a fatigué. Je vais voir s’il y a quelque chose de bien à la télé, et j’irai au lit de bonne heure. Tu viens aussi?»
Je croise un jeune homme qui va livrer des fleurs et je pense à ma joie lorsque je reçois aussi un bouquet. Il y a quelques jours, Maurice, un copain de Julien, a téléphoné parce qu’il était en panne avec sa moto. Julien n’était pas à la maison, je m’apprêtais à sortir et Maurice se trouvait justement dans le quartier où je devais me rendre. Je l’ai donc dépanné et quelle n’a pas été ma surprise de recevoir, le lendemain, un très beau bouquet de fleurs : dahlias, lis, œillets, pois de senteur et quelques marguerites jaunes formaient un ensemble très coloré et gai. On sentait le souci du choix, de la composition. Pendant presque toute la semaine, ce bouquet m’a réjoui le cœur et surtout la vue!
Mario, un autre ami de Julien, vient me voir de temps en temps, même s’il sait que mon fils n’est pas là lorsqu’il passe. Ses visites me font très plaisir. Mario a l’air heureux de bavarder avec moi. Sa famille habite dans le Nord, et il n’a presque plus de contacts avec elle, depuis qu’il les a mis au courant de son homosexualité. La seule personne qui s’intéresse encore à lui est sa grand-mère, qui vit à sept cent kilomètres mais qui lui fait régulièrement de longues visites par téléphone. Mario m’offre souvent une rose. Belle, splendide. On sent qu’il l’a choisie longuement. Il m’offre la fleur en arrivant, avec un regard heureux et triste en même temps. En offrait-il à sa mère?
Est-ce que ce geste lui fait revivre des bons moments de sa vie, quand ses parents ne soupçonnaient pas encore son état et qu’il partageait sa vie avec eux et sa sœur?
M’offre-t-il cette rose en souvenir de ce temps passé ? Ou bien, est-ce que Julien lui a dit un jour, par hasard, combien j’aimais les fleurs? En tout cas, j’aime les visites de ce garçon plein de vie, passionné de musique, qui sait si bien me transmettre son enthousiasme et qui apporte souvent un de ses disques que je ne connais pas encore, pour me faire entendre une nouvelle interprétation de tel ou tel artiste.
Hier, on a sonné à ma porte : j’ai vu un immense bouquet de roses qui avait l’air de marcher avec deux jambes…
C’était Jean, un ami de Julien, qui venait m’offrir cinquante magnifiques roses, en remerciement d’une traduction assez compliquée que je lui avais rédigée pour sa thèse d’histoire. Émue, je ne savais que dire devant un cadeau aussi inattendu et somptueux!
En réfléchissant à ces gestes de remerciement et de sympathie, je réalisais que jamais un ami de Frédéric n’avait eu cette idée. Il m’est arrivé de recevoir des boîtes de chocolat, des livres… Je crois qu’en général les hommes réservent cet hommage floral lorsqu’ils sont invités à un dîner, à une réception, ou alors ils envoient des fleurs pour exprimer des sentiments amoureux, transmettre un message tendre.
Beaucoup d’homosexuels aiment les fleurs et les plantes vertes, dont ils prennent un grand soin. C’est donc tout à fait normal pour eux d’offrir quelque chose qu’ils aiment. Ont-ils à ce niveau une sensibilité plus développée, ou tout simplement une autre façon de transmettre un message d’amitié?
Ce soir, Philippe et moi sortons. Depuis un certain temps, Julien désirait inviter des copains à la maison. J’étais un peu inquiète de la réaction de Philippe, mais quand Julien lui en a parlé, sa réponse m’a étonnée : «Profites-en, puisque nous ne sommes pas là »
Julien l’a embrassé, pour le remercier, et j’aurais bien fait pareil, étonnée et heureuse de constater ce début d’ouverture de la part de mon mari. Si je n’ai pas montré ma joie, c’est parce que je connais trop bien Philippe : je ne dois jamais réagir à chaud, surtout dans les questions délicates, je risquerais de faire plus de mal que de bien, et de perdre ainsi tous mes acquis. Par contre, revenir plus tard sur le sujet, ne peut être que bénéfique.
Donc depuis quelques jours, Julien ne parle que de cette soirée, de la table qu’il va préparer, de la couleur de la nappe qu’il va choisir, en harmonie avec la couleur prédominante du bouquet de fleurs qu’il va acheter, des couverts en argent qu’il vaudrait mieux nettoyer (je n’en vois pas l’utilité, ils me semblent propres et brillants!) et du menu. «Encore quelque chose, maman, il me faut des bougeoirs, est-ce que je peux prendre les chandeliers vermeils du salon? Ils donneront un air de fête à la table.»
Puis, préoccupé : «Il faudra aussi que je réfléchisse à la couleur des bougies.» Julien est très raffiné, je sais que tout sera parfait, et comme de plus il est fin cuisinier, je lui fais confiance : le repas sera excellent ! Mais que va-t-il cuisiner? «J’hésite encore, maman, j’ai envie de préparer la terrine antillaise, tu sais, celle à base de crabes et de fruits de mer, parce que je sais que mes copains aiment les crustacés et les coquillages. Ensuite, je voudrais faire un canard à l’orange et un gâteau au chocolat ou alors j’achèterai une glace, ça me donnera moins de travail!»
Médusée, étonnée, je me tais. Le luxe et la somptuosité de cette soirée me semblent déplacés : pour trois copains, trois garçons! Je pensais aux repas avec les amis de Frédéric : quelle différence! «Ne t’en fais pas maman, je leur ferai un plat de spaghetti, tu me prépareras une bonne sauce qui va avec, par exemple celle avec les anchois et les olives, ils vont adorer! Et puis un plat de fromages et un gâteau. Ce sera super!» Et maintenant, tout ce raffinement, côté Julien! Est-ce que cela n’était pas trop ridicule? Pour des garçons! Je me suis sermonnée avec véhémence : «Assez, Caroline! Si c’est le souhait de Julien, tu n’as rien à dire! De toute façon, tu ne seras pas là et cette soirée ne te concerne pas. Ce sont des homosexuels et même s’il s’agit de garçons, tu sais maintenant qu’ils sont différents. Julien connaît ses amis, il est souvent invité à des soirées et s’il prépare un dîner aussi raffiné, c’est que cela se passe ainsi, d’ailleurs, il te l’a bien expliqué, et il ne veut pas être critiqué pour la première fois qu’il invite quelqu’un à la maison. Tu connais Julien: il aime beaucoup ce genre de réception. Souviens-toi, c’est toujours lui qui se propose pour la décoration des grands dîners fêtes à la maison : anniversaires, Noëls… et puis la décoration, c’est son boulot et il aime cela!»
Ma pensée va tout de suite à Philippe : que dira-t-il devant tous ces préparatifs somptueux? Je suis un peu inquiète. Il faut absolument que je lui en parle, que je le prépare. Je ne me sens pas trop à l’aise. Philippe commence par accepter un peu la différence de son fils, mais il ne faut pas trop le brusquer, le choquer, tout va trop vite. Attention, il ne faut pas brûler les étapes, sinon on va perdre tout ce qui a été acquis! Il va falloir, une fois de plus, que je négocie tout cela… et que le ciel me vienne en aide!
Nous voilà donc en route pour notre dîner chez nos amis, encore surpris, parce que, au moment de partir, Julien nous a dit : «Papa, maman, lorsque vous reviendrez, je suis sûr que mes copains seront encore là. Je voudrais vous les présenter. Maman, tu connais déjà Jean et Mario, mais papa ne les a encore jamais rencontrés.»
Je regardais Philippe pendant que Julien parlait. Mon mari a regardé son fils avec gentillesse. «Volontiers, Julien, je voudrais bien les connaître, tes copains. Nous ne rentrerons pas trop tard. Passe une bonne soirée et surveille ton canard : il ne faut pas qu’il brûle! A tout à l’heure!»
Stupéfait, car c’était la première fois que mon mari lui parlait ouvertement de ses amis, de son envie de faire leur connaissance, Julien terriblement ému est parti très vite vers la cuisine, en criant pour se donner une contenance : «Mon Dieu, mon canard!»
C’est seulement dans la voiture que j’ai pu parler tranquillement. «Philippe, c’est vrai que nous allons rentrer de bonne heure?
- Bien sûr, ma chérie!»
Un long silence. J’étais aussi émue que mon fils, heureuse que petit à petit, une ouverture semblait possible. Mon mari m’étonnait! «Tu sais, Caroline, dans la vie, il faut avoir le courage de voir les choses en face, de prendre le taureau par les cornes, comme on dit. Avec Julien je ne peux pas jouer encore longtemps à cache-cache. Tu es là, ma chérie, pour faire le trait d’union entre nous, mais je suis son père, et il serait bon que j’essaie de continuer à l’être!
Il n’y avait rien à ajouter! La soirée me semblait merveilleuse. Tout était beau. Que de chemin parcouru depuis quelques mois!
Effectivement, nous ne sommes pas rentrés tard. Notre soirée avait été très réussie, nous avions retrouvé de vieux amis, avec lesquels nous avons beaucoup de souvenirs de jeunesse en commun et le temps avait passé très vite. Nous étions un peu tristes de quitter si tôt cette bonne ambiance, mais pour nous la soirée n’était pas terminée : Julien nous attendait et nous étions curieux de voir notre fils avec ses amis et en même temps un peu angoissés et inquiets à l’idée de les rencontrer.