Caroline Gréco
Qui aurait pu prévoir qu’à la fin de ce siècle l’homosexualité serait reconnue et acceptée par la loi ? On ne s’étonne plus de voir la cohabitation de deux homosexuels, de savoir qu’ils ont leurs lieux de rencontre, qu’ils peuvent louer une chambre dans un hôtel, ouvrir un compte en banque ensemble, vivre enfin normalement, sans se cacher!
Aujourd’hui, si un homosexuel est beaucoup plus libre de montrer ses tendances et d’exprimer ses sentiments, il ne faut pas oublier le danger terrible que représente le sida. Que dire de tous ces garçons qui n’ont pas su comprendre la menace de cette maladie, qui se sont crus invulnérables et sont maintenant séropositifs … ou bien morts!
On a commencé à parler du sida il y a seulement dix ans, et les campagnes de sensibilisation n’étaient pas très importantes au début. Plusieurs copains de Julien sont séropositifs : l’information est arrivée trop tard.
Beaucoup vivent dans l’angoisse de cette maladie et sont très documentés sur son évolution. Ils tremblent dès qu’un bouton suspect apparaît sur leur peau et sont effrayés au moindre amaigrissement. Ils ont tout lu sur la maladie, ils connaissent bien les réactions de leur corps. Dans leur angoisse, ils se font des peurs terribles, en diagnostiquant eux-mêmes la maladie dont ils souffrent. Est-ce que cette connaissance de l’évolution du sida ne leur sert pas aussi de moyen de défense?
Ils se préparent au pire, alors que souvent le pire n’est pas encore là et ne viendra peut-être jamais. Mais quel désarroi, quelle panique, lorsque le sida frappe un être cher, lorsqu’il devient tangible! «Maman!» crie Julien en ouvrant la porte de l’appartement. Sa voix est angoissée. Il arrive vers moi, en courant. «Maman, Éric est mort! Le sida, tu comprends? Hier soir, j’étais avec des copains, lorsque nous l’avons appris. Nous savions qu’il était malade, mais si vite ! C’est fini! Plus jamais nous ne reverrons son sourire, nous n’entendrons plus sa voix. Comment l’oublier? Nous avons parlé d’Éric et de sa maladie tard dans la nuit, nous avons peut-être un peu trop bu, mais nous avions besoin de courage. L’alcool nous a rendu encore plus angoissés. Luc a avoué sa séropositivité et il a commencé à pleurer.
Nous étions atterrés, je n’ai pas dormi de la nuit. Quelle vie, quel monde, quelle malédiction! Que faire? Maman, tu m’écoutes? À quoi penses-tu , maman?»
Le désarroi de Julien m’a impressionnée. J’ai lutté contre ma peur, il ne fallait pas qu’elle gagne, que je me laisse étouffer par cette panique que Julien me transmettait. Que lui dire?
Il y a ceux qui pensent qu’avec des précautions sérieuses ils ne risquent rien. D’autres sont tellement inconscients qu’ils se croient invulnérables, au-dessus de tout, et ont des relations avec un ou plusieurs partenaires comme si le sida n’existait pas. Lorsque les problèmes sérieux arrivent et que la mort est inévitable, il est bien trop tard pour le désespoir!
Julien fait des contrôles réguliers. Entre le moment où il sort du laboratoire et le résultat des examens, il y a toujours une semaine un peu angoissante à vivre : difficile de savoir ce qui se passe exactement dans la tête de mon fils. Inquiétude ? Optimisme ? Je suis certainement aussi soucieuse que lui. Et si le résultat était positif, que dire, que faire?
Fabien, Christophe, Éric sont morts du sida. Maintenant c’est Marc qui ne va pas bien : la maladie évolue tout doucement et bien sournoisement; «Marc, c’est l’ami complice de ma jeunesse, dit Julien. C’est à lui, en premier que j’ai osé parler de mon homosexualité, c’est lui qui m’a emmené pour la première fois dans un bar gay puis dans une boîte.»
«Nous nous sommes toujours tout raconté : nos amours, nos déceptions. Il n’y a jamais eu d’amour entre nous, mais une solide amitié qui, pour moi, vaut de l’or. Marc n’a jamais eu la vie facile, mais il toujours le sourire. Il est très chaleureux avec sa façon de me taper sur l’épaule pour me dire bonjour lorsque nous nous rencontrons : “ Ca va, petit?”
«Quoi qu’il arrive, je sais que je peux, à tout moment, compter sur lui : Marc est là. Mais plus tard?» À Noël, Marc a eu plusieurs malaises et a dû être hospitalisé plusieurs fois. C’est à cette époque qu’un médecin lui a annoncé brutalement qu’il était en phase finale, qu’il n’avait plus que trois mois de vie. Un jour il se trouverait brusquement paralysé: ce serai le signe de sa fin imminente. Comment décrire l’angoisse de Marc et dire mon mépris envers ce docteur qui a donné des délais qui se sont révélés faux et qui traumatisent tellement Marc! Même si ce médecin avait un compte à régler avec les homosexuels, c’est trop ignoble de parler de cette façon à un malade!
Nous sommes maintenant de nouveau bientôt en hiver et la vie de ce garçon n’a pas changé. Il continue à travailler, à faire la fête, à vivre un maximum. Mais, lorsqu’il se retrouve seul, l’angoisse, l’horrible angoisse est là!
J’ai découvert un autre monde, un monde étrange et parfois déroutant. Petit à petit, je change mes repères, j’accepte des idées nouvelles, même si parfois je m’y perds un peu. Quand je suis trop découragée, quand je ne sais plus comment avancer, je pense à Julien et je me sermonne : je dois y arriver, je dois le faire pour Julien, par amour pour lui et parce que je ne veux pas le perdre.
J’arrive à considérer comme tout à fait normales des situations qui, il y a quelques temps, m’auraient scandalisées. Normales?
Hier, j’étais en voiture. Je roulais lentement dans les rues étroites et encombrées du centre ville. Je cherchais une place pour me garer. A un coin de rue, j’ai laisser passer un jeune qui traversait juste devant moi. Ce garçon avait apparemment aperçu quelqu’un et se dirigeait vers cette personne avec un regard si heureux et amoureux, que cela m’a frappée. Tout en lui exprimait son bonheur: sa démarche, le balancement de ses bras, son port de tête. J’ai pensé… «Si c’était la nuit, on pourrait voir son aura, si je dois un jour représenter l’amour, je me souviendrai de lui.» Jamais encore un amoureux ne m’avait autant impressionnée, par la joie qu’il dégageait.
Plus tard, lorsque débarrassée de ma voiture je parcourais les ruelles de la vieille ville, j’ai revu à nouveau le garçon avec son partenaire : c’était un couple d’homosexuels! Garçon ou fille, quelle importance? Tout me paraissait simple et beau. J’ai pensé à Julien : quelles auraient été mes réactions, si c’était lui que j’avais rencontré à la place de cet inconnu? Cela m’a laissée perplexe : est-ce que cela m’aurait choquée? Est-ce que j’aurais eu mal? Ou bien, cet amour, qui me paraissait si beau, aurait-il réussi à me réconcilier avec les tendances de mon fils? Difficile à dire, à imaginer. Sur le moment, ce couple d’amoureux ne me dérangeait pas du tout et il restera, dans mes souvenirs, comme un des beaux visages de l’amour.
Sébastien a vingt-deux ans. Il est moyennement grand, ses cheveux blonds et bouclés entourent un visage aux traits réguliers. Les yeux sont gris, le nez est fin mais un peu trop long et la bouche entrouverte laisse apercevoir une rangée de dents bien sagement alignées. Sébastien est très nerveux, toujours en mouvement, on dirait qu’il ne sait pas rester immobile: lorsqu’il est assis, ses jambes se balancent constamment et ses mais sont toujours occupées à tripoter sont paquet de gauloises ou son briquet. Il fume beaucoup, avec des gestes saccadés et gauches. Son regard m’intrigue. On le dirait perpétuellement effrayé par quelque chose. Ses yeux sourient et il semble être plus calme lorsque Florent vient à côté de lui. Toute son angoisse semble alors disparaître et il parle plus facilement. Sébastien a vécu dans un petit bourg. Ses parents, des gens aisés, n’ont jamais voulu admettre l’homosexualité de leur fils.
Il avait dix-sept ans lorsque son père l’a surpris avec un ami. La scène a été terrible. Il n’a pas supporté que son fils unique prenne ce chemin. Combien de tristesse dans ces cris, de déception, de rage de ne pouvoir rien faire pour changer une telle situation, combien de peur aussi du qu’en dira-t-on, en ville. Le père n’a pas su ouvrir le dialogue, il a voulu s’imposer avec toute son autorité: il a pris son fils avec lui dans sa voiture. Ils ont roulé un moment en silence vers la ville voisine, chacun plongé dans ses pensées. Sébastien était surpris par cette balade en voiture, mais aussi heureux d’être seul avec ce père qu’il ne voyait pas souvent, toujours sur les routes pour son travail.
Peut-être pouvaient-ils enfin avoir une conversation d’homme à homme, sans la mère au milieu? Elle était gentille, sa mère, mais encombrante, elle voulait tout savoir, tout contrôler…