Julien, toi qui préfères les hommes

Qui pouvait être cette nouvelle fille ? Peut-être une fem- me mariée ? La voyait-il en cachette ? Ou alors était-il seul ? Pouvait-on vivre sans amour à vingt-trois ans ? L’ami- tié de ses copains lui suffisait-elle ? A bien y réfléchir, eux non plus n’avaient pas d’amies. Bizarre. Évidemment, avec la révélation de Julien, tout devenait clair et je me deman- de comment j’ai pu être tellement aveugle pendant tout ce temps!
Je pense à toutes ces soirées, où il me disait sortir avec Françoise et il me racontait avoir rencontré tel ou tel autre copain qui s’était joint à eux. Au fur et à mesure que Julien me parlait, Françoise disparaissait de son récit. Si je lui en faisais la remarque, il me répondait toujours qu’il n’était pas amoureux de cette fille et qu’il était donc normal qu’elle ne soit pas au centre de ses soirées. Je me souviens aussi de tous ces week-ends dont je ne savais pas grand-chose :
« Je suis invité chez Nicolas. Il y aura aussi Jean et Ralph. Tu sais combien nous sommes passionnés d’ordinateurs : nous allons être bien occupés pendant ces deux jours. Je dormirai là-bas, c’est plus simple.» Et voilà. J’étais rassurée, je savais où il était.
Impossible d’avoir un partage, un secours moral de la part de mon mari. J’ai essayé de lui en parler dès son retour. J’avais le coeur si lourd, ce problème me semblait énorme.
Philippe m’a regardée en souriant : « Ma chérie, tu ne t’aperçois pas de la gravité de ce que tu me dis là ? Tu devrais être habituée aux provocations idiotes de la part de ton fils : il a toujours essayé de te faire marcher. En ce moment on parle telle- ment d’homosexualité, c’est presque devenu une mode, et Julien veut se faire re- marquer, une fois de plus. »
J’ai eu le souffle coupé. Pen- dant un instant j’ai voulu croire mon mari… Non !
Le comportement de Julien après son aveu démontrait, hélas, la sincérité de ses pro- pos. Furieuse et déçue je me suis énervée. Philippe m’a traitée d’hystérique. Plus tard, je me suis demandée si la réaction de mon mari n’était pas tout simplement un moyen de se préserver, car, j’en suis sûre mainte- nant, il a tout de suite su que Julien disait vrai.
Cela a été dur, mais j’ai fini par convaincre mon fils que, s’il avait choisi cette voie, il fallait qu’il aille jusqu’au bout et que c’était à lui d’en informer son père.
Philippe a commencé par se fâcher très fort. Il a fait semblant de ne pas prendre cette déclaration au sérieux. Énervés, le père et le fils ont échangé des mots très durs et Julien est sorti, en claquant la porte. Julien parti, mon mari s’est tourné vers moi sans un mot. Son désarroi m’a fait peine. Il s’est vite repris et m’a dit d’un ton glacial : « Dis-moi que ce n’est pas vrai ! » Sa colère est revenue, il a pris un air dégoûté et m’a assu- rée que « ça lui passera », ensuite il s’en est pris à la liberté actuelle des mœurs, aux enfants qui font « n’importe quoi » et aux parents qui ne servent plus à rien, puisque de toute façon ils ne sont jamais écoutés. Il s’est déclaré convaincu que tout cela était une mode et que ces garçons étaient des provocateurs. J’ai essayé de le faire réfléchir, calmement, en lui disant combien il était nécessaire de garder le contact avec Julien et combien son fils avait besoin de ne pas se sentir rejeté par lui, par nous. Il s’est tu et m’a ensuite de- mandé, avec beaucoup d’autorité, de ne jamais plus lui par- ler de « ça ».
« Je suis en retard, j’ai un rendez-vous. » Et il est sorti.
Étrangeréactionquededire«C’estunemode,çaluipassera, » alors que mon mari, médecin, a plus de connaissances que moi sur le plan médical et psychologique et pourrait bien mieux comprendre Julien. En se fâchant si fort, en disant n’importe quoi et ensuite, en prenant le parti de se taire, Philippe m’a fait mesurer à quel point cette affirmation de Julien l’a touché au plus profond de lui-même, combien cela lui a fait mal, combien il doit souffrir. Lorsque de temps en temps j’essaie de revenir sur le sujet, il ne prend même plus la peine de me répondre. Moments difficiles à vivre.
J’ai découvert à quel point l’homosexualité de Julien se ré- vélait, pour nous parents, un mode de vie tellement contre nature, totalement incompréhensible, inacceptable. Difficile de raconter à des amis, à des connaissances : « Mon fils est homosexuel ». Dans le cœur de tout parent, cela fait mal et on en a honte : honte d’avoir un enfant différent. Devant un enfant handicapé, on éprouve de la pitié et de la tris- tesse, on partage la douleur. La première réaction devant un homosexuel, c’est le dégoût et la moquerie. On imagine tout de suite un homme efféminé et maniéré dans son com- portement et dans sa façon de parler. La société accepte mal l’homosexuel, qui est caricaturé, ridiculisé, injurié.
Je me souviens de la première fois que j’ai découvert ce rejet. J’étais au cinéma avec des amis et, avant la projection du film que nous avions choisi de voir, il y a eu un court métra- ge : il s’agissait de l’histoire d’une fille très belle qui se pros- tituait. Lorsqu’elle arrivait dans la chambre avec son client, celui-ci s’apercevait que la fille était un travesti.
Le film se voulait drôle, la salle avait l’air de bien s’amuser, moi j’avais envie de pleurer de tristesse : tristesse et dégoût pour cet homme tellement mal à l’aise dans sa tête et dans son corps, qui cherchait des hommes pour avoir des rap- ports sexuels, mais qui éprouvait le désir de se déguiser en femme. Pourquoi ? Avait-il envie de l’être réellement ? Ou bien était-ce un moyen pour trouver plus facilement des clients? Comment Julien allait-il être jugé par nos familles ?
Notre entourage ? Il me sem- blait déjà entendre des peti- tes phrases pleines de sous- entendus, les rires étouffés, les sarcasmes. Dans mon angoisse, je me demandais comment nous pourrions cacher ses tendances, il ne fallait pas qu’on lui fasse mal.
Brusquement, pour me ras- surer, j’appelais mon fils sous un prétexte futile. Je le regardais en me disant: «Tu n’es pas sa mère, tu ne le connais pas, est-ce que tu décèles un comportement anormal ? Comment pour- rait-on voir qu’il est homo- sexuel ?» Ensuite venait un sentiment de honte et cette question: «Si par hasard cela se voit, aurais-tu le cou- rage de sortir avec lui dans des lieux publics ?» Assez ! Où trouver l’apaisement ?
Impossible d’en parler autour de moi. J’ai fait de timides essais avec quelques amis choisis, qui me parais- saient ouverts. Je n’ai pas parlé directement de Julien, cela m’était impossible. J’ai orienté la conversation sur l’homosexualité. Je me suis bien vite rendue compte que je m’étais trompée de route. La première personne m’a déclaré n’avoir jamais eu à faire avec des « gens de ce genre » et que le sujet ne l’in- téressait pas.
Le deuxième ami a prit un air dégoûté et m’a répondu que les homosexuels étaient des détraqués, des malades, qu’il y en avait de plus en plus, signe que notre société n’allait pas bien et que, si par malheur un de ses fils « tournait mal », il le renierait sur le champs et le considé- rerait comme mort.
Cela m’a laissée perplexe. Le problème était là, et il me fallait comprendre pour trouver une certaine paix, mais je tournais en rond. Je passais par des moments de grosse déprime, puis je me révoltais devant ce que je croyais être une grande injustice. Pourquoi cela chez nous ? L’homosexualité de Julien était devenue pour moi une idée fixe, j’y pen- sais constamment. Je voyais des homosexuels partout, les couples d’hommes me fascinaient, mon regard ne les lâchait plus, je me met- tais en position de voyeur et je pensais à mon fils : comment est-il lorsqu’il est avec un copain ? Est-ce que son comportement change ? Reste-t-il le garçon sim- ple, drôle et sympathique que je connais ou bien ses manières changent-elles ? Devient-il efféminé ? Dans sa voix ? Dans ses gestes ?
Suite de cette publication dans notre édition numéro 83
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