Julien, toi qui préfères les hommes

Publication exclusive du pre-
mier livre de Caroline Gréco
portant sur l’annonce de l’ho-
mosexualité d’un jeune à ses
parents.
Photo: Julien – Gay Globe Média Publié avec l’aimable autorisation de l’auteure et de Gilles Schaufelberger
Aux parents dont les enfants sont différents!
Je suis triste et perdue ce soir. Je suis là, dans cet apparte- ment que j’aime et je voudrais être à des kilomètres de chez moi. Je suis sous le choc, j’ai mal à l’estomac, mal à la vie, je tourne en rond dans ces pièces que je connais dans leurs moindres détails, et même la présence des objets familiers me laisse perplexe : j’ai l’impression de visiter une maison que je connais bien, mais qui n’est pas la mienne. Le temps s’est arrêté : où est passée l’âme de cet appartement ? Et pourtant, j’aime ce salon avec le grand canapé et ses fau- teuils en cuir, la petite table basse en verre, où traînent toujours journaux, livres et revues. Je traverse la pièce, dé- place un bibelot, redresse un tableau, gestes automatiques et bêtes, mais qui me donnent l’impression de faire quelque chose. Je n’arrive pas à rester tranquille, à me calmer. Tout est silencieux, froid, tout me semble hostile. Alors, pour me donner du courage, je fais le tour des chambres, comme le faisait Julien lorsqu’il revenait après quelques jours d’absence.
« Maman, je fais mon tour ! »
C’était la phrase rituelle après les embrassades de bienve- nue. Il passait ensuite bruyamment de pièce en pièce :
« Oh, joli ce bouquet… Et cette chaise, où l’as-tu dénichée ? Ah, ici tout est à sa place. »
Il reprenait ainsi possession de « son » territoire, de « sa » maison, en commençant par sa chambre. Je le retrouvais au salon, vautré dans un fauteuil.
« Comme on est bien, chez soi ! »
Il a fallu une petite phrase pour que le monde bascule pour moi. Julien rentrait d’un week-end, heureux. Il m’a regardée, le visage in- quiet et les yeux brillants. Très vite, il m’a dit :
« Maman, je dois te dire quelque chose de très sé- rieux : je suis homosexuel et amoureux ! »
Un cyclone me secoue, me laissant anéantie, déses- pérée, sans force. Dans ma tête, c’est la cavalcade des pensées folles, sans réponse. Julien ? Ce n’est pas possi- ble ! Mon Dieu, non, pas lui !

Que va-t-il devenir ? Com- ment l’en empêcher ? Quelle horreur, quel dégoût ! Il faut le changer, le guérir, vite, avant qu’il ne soit trop tard ! Trop tard pour quoi ? L’angoisse m’étreint : com- ment le dire à mon mari ? Comment réagira-t-il, lui qui est parfois assez intransi- geant et qui a des principes sévères ! Pourra-t-il encore accepter son fils après cet aveu ? J’ai peur. Il y aura des discussions sans fin, des scènes, des larmes … Est-ce que Frédéric est au courant ? Est-ce que son frè- re lui a fait des confidences ? Cela fait deux ans qu’il est parti poursuivre ses études à Paris et nous ne le voyons plus que pour les vacances, mais les deux garçons ont toujours été très unis.

Je regarde Julien dans les yeux : il a son sourire clair, net, pétillant. Non, il n’a pas changé. Et alors ? Cela ne s’inscrit pas sur son front !

J’essaie de déceler des gestes efféminés, j’essaye de repérer de quelle façon on peut voir sa différence… Rien ! Il est là, devant moi, pareil à lui-même, souriant comme d’habitude. Homosexuel !

Enfin, voyons, cela ne se fait pas en un jour ! La voix de la raison essaie de se faire entendre dans ma tête en déroute. Julien n’est plus un enfant, il est libre de choisir sa route. J’ai toujours donné la priorité absolue à la liberté du choix. On peut conseiller un adulte, discuter, peser le pour et le contre, clarifier ses idées, en reparler, lui laisser un temps de réflexion, mais c’est lui, lui seul qui doit prendre ses res- ponsabilités, faire son choix, et en assumer les conséquen- ces.

Si moi je l’oblige, si je lui impose mes idées, cela ne durera pas. Sa volonté et son envie le feront revenir sur cette déci- sion forcée. J’ai toujours milité avec ferveur pour la liberté. Changer Julien ? Je sais que c’est impossible et que j’en suis incapable. La panique me reprend : que faire ? Si je suis honnête envers moi-même, si je le laisse vraiment libre de choisir, je suis obligée d’accepter son choix, de le tolérer, même si cela me paraît affreux. Alors, il n’a qu’à partir vivre sa vie. J’imagine Julien ici, à la maison, me présentant un ami : quelle honte, c’est affreux, non jamais je ne pourrais le supporter ! Je vais mettre Julien à la porte, que je ne le voie plus, que je ne pense plus à lui, oui, que je l’oublie… Qu’il s’en aille vite, qu’il fasse sa vie, mais loin. Que personne ne soit au courant, les grands-parents, la famille, les amis… Je ne veux pas de scandales, je ne veux pas voir son copain homosexuel ! Comment peut-il être attiré par les garçons ? C’est trop laid, trop moche, trop sale. Julien ! Pourquoi ? Pourquoi devient-on comme ça ? Je me sens vidée, je suis désespérée.

Tout d’un coup, il y a du brouillard devant mes yeux, je m’aperçois que je pleure et je pense :
« Mais je l’aime, cet enfant ! »
Il me fait si mal, mais j’aurais encore plus mal si je ne le voyais plus. Oublier Julien ? Je suis folle, je ne pourrais pas. Je ne sais plus où j’en suis, ce que je dois faire ni ce que je dois dire. Il faut que je fasse un gros effort et surtout que je ne coupe pas le contact. Il faut que nous puissions parler en toute franchise. Quoi qu’il dise, je ne dois pas fermer la porte de la communication.

En serais-je capable ?
Julien me regarde étonné :
« Maman, tu pleures ? »
Je me tais, je fais un effort pour me dominer. Énervé, Julien dit :
« Ce n’est pas la peine d’en faire un drame ! Je suis comme ça, je n’y peux rien. J’ai beaucoup hésité avant de t’en par- ler, mais je ne veux plus te mentir. Et puis, zut, tu es ma mère, tu as le droit de savoir ! »
Et devant mon silence :
« Si tu veux, je fous le camp. Tu seras tranquille, dans cette maison, avec papa, tu ne devras plus me supporter.
- Julien, ai-je dit tout bas, ne soit pas idiot, ce n’est pas la peine d’en rajouter ! Calme-toi, laisse-moi m’habituer… Dieu sait si j’étais loin de m’imaginer tout cela. »

Nous sommes restés un long moment face à face, en si- lence. A quoi pensait Julien ? Un baiser léger :

« Bonne nuit, maman. Ne t’en fais pas »
Et il est parti dans sa cham- bre en murmurant :

« Quelle affaire ! Si j’avais su… »
Je n’ai pas beaucoup dormi cette nuit-là : est-ce que Julien a vite trouvé le som- meil ? Nos yeux cernés et notre mauvaise mine, le len- demain matin, en disaient long sur nos échanges de la soirée. Je suis sûre que Ju- lien ne s’attendait pas à ce que je prenne son aveu avec autant de « complications ». Il était surpris et étonné de ma réticence à accepter son homosexualité et cela le mettait mal à l’aise et le chagrinait. Tous ses efforts pour essayer de dissiper ce climat lourd et pénible qui gênait nos relations, d’habi- tude simples et confiantes, ne faisaient que renforcer le malaise. Dans ma tête, cette petite phrase « mon fils est homosexuel » prenait une place démesurée, qui tour- nait à l’obsession : impossi- ble de faire la part des cho- ses ! Et mon mari qui était parti à un congrès pendant cinq jours ! Il aurait été bon d’en parler avec lui, cela m’aurait calmée, j’en suis sûre. Pour le moment je gar- dais cette confidence

bien cachée au fond de moi, en attendant avec impatien- ce son retour.
Pourquoi Julien avait-il attendu que son père soit absent ? Était-il tellement ému par la découverte de cet amour ? N’avait-il pas pu se taire plus longuement ? Craignait-il la réaction de son père ? Voulait-il d’abord me tester ?

Je me demandais avec cu- riosité depuis quand Julien était attiré par les garçons. Mon Dieu, tout cela était bien pénible, compliqué, fatiguant : quelle confusion dans ma pauvre tête !

En tout premier lieu, il ne fallait sous aucun prétex- te perdre le contact et la confiance de Julien, mais lui montrer et lui faire com- prendre que tout continuait comme avant, le laisser par- ler, s’il en avait envie, de son copain, de ses copains et surtout, avec beaucoup de tendresse, lui montrer que je ne le rejetais pas et que mon amour pour lui restait toujours le même : profond et immense.

Julien est parti travailler et je suis restée seule devant ma tasse de café vide : seule, assommée, pensive. Et tout d’un coup, ce texte de Khalil Gibran m’est revenu en mé- moire : ————

Suite de cette publication dans notre édition numéro 81 – Janvier 2012.

Pour lire le livre gratuitement dans sa version intégrale et le tome II – À Dieu Julien, rendez-vous au www.gayglobe. us/julien/


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