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JULIEN (Fin) Toi qui préfères les hommes (épisode final)

Thursday, April 17th, 2014

Caroline Gréco

Dominique a commencé à vivre seul. C’est dur de constater un échec. On reste avec toutes ces questions et cette tristesse, ce vague à l’âme. Plus envie de rien. Dominique déprime et se plaint qu’il ne supporte plus sa mère et ses raisonnements idiots.

«Mon amie, ma sœur, tu dis tout haut ce que je pense parfois dans le secret de mon cœur, quand je vois Julien douter, hésiter, quand il est perdu et qu’il a de la peine à se retrouver lui-même. « Et si nos fils s’étaient trompés? Ils ne sont peut-être pas homosexuels ! Ils n’ont pas eu de chance, voilà tout. A un certain moment de leur adolescence, ils ont rencontré un « ami » qui leur a fait découvrir l’homosexualité. Trop timides avec les filles (ton fils et le mien n’ont que des frères), ils ont  fait l’amour avec un garçon : c’était une question de facilité. Nous, leurs mères qui les connaissons si bien, qui les aimons tellement, nous savons qu’il faut qu’ils rencontrent une fille gentille, douce, compréhensive et tout va s’arranger. «Ma pauvre amie, ma sœur, il faut avoir le courage de voir les choses en face. Il faut affronter les problèmes avec lucidité et courage. Nos enfants disent être attirés par les garçons depuis quelques années: ils ont cru être amoureux, se sont trompés, ont recommencé avec d’autres… Tout notre amour de mère est là, pour essayer de les comprendre: on ne choisit pas d’être ou de ne pas être homosexuel.»
Avec la publication complète terminée pour le livre «Julien, toi qui préfères les hommes» de Caroline Gréco, il nous fait plaisir de vous annoncer que nous débutons dans cette même chronique la publication intégrale du second livre de Madame Gréco «À Dieu Julien» que voici… À NOTER que ce texte a été rédigé avant la trithérapie…
À Dieu, Julien
Je suis debout sur le bord de la plage, un voiler
passe dans la brise du matin, et part
vers l’océan…
Il est la beauté, il est la vie.
Je le regarde jusqu’à ce qu’il disparaisse
à l’horizon.
Quelqu’un à mon côté dit:  « Il est parti! »

Parti vers ou? Parti de mon regard,
c’est tout.
Son mât est toujours aussi haut,.
Sa coque a toujours la force de porter
sa charge humaine.
Sa disparition totale de ma vie est en moi,
pas en lui.
Et juste au moment où quelqu’un près de moi
dit :  « Il est parti! », il y en a d’autres qui,
le voyant poindre à l’horizon et venir
vers nous, s’exclament avec joie:
« Le voilà! »
C’est ça, la mort !

(Traduit de l’anglais,
auteur anonyme)
La vieille dame était émue. Elle a regardé pendant quelques secondes l’arbre que nous venions de planter et elle a dit d’une voix forte et assurée: «Julien, je crois en la vie éternelle et je suis sûre que nous nous rencontrerons bientôt, là-haut!»

C’est là, au bord de la rivière, dans ce pré où tu aimais venir te reposer, que nous t’avons vraiment quitté.

Tes cendres étaient dans le caveau familial, mais nous avions souhaité planter cet arbre en souvenir de toi, avec les amis qui t’aimaient beaucoup:  tu étais mort, mais la vie continuait. La mort, la vie, et nous au milieu, avec notre chagrin, nos soucis et le souvenir très fort de toi, Julien, que nous ne pouvons pas oublier. Philippe a lu un très joli poème, puis nous avons arrosé à tour de rôle ce petit arbre né de ton absence et autour duquel nous allons essayer de nous réunir encore souvent, pour te retrouver et nous revoir.

Grâce à toi, de nouvelles amitiés sont nées aujourd’hui; nous avons tous quelque chose en commun :  toi et la douleur de ta perte. Tu n’étais plus là, mais à cause de cette douleur qui nous unissait nous nous sentions moins seuls et nous trouvions une certaine consolation dans ce partage. Cela fait six ans déjà! Tu es parti faire le test sans aucune appréhension, seulement parce que tu étais amoureux et que ton copain te l’avait demandé. Tu es rentré en claquant la porte. Angoissé, hagard, livide, sans un mot, tu m’as prise par la main et c’est seulement dans ta chambre, une fois la porte fermée, que tu as réussi à me dire, dans un chuchotement:  «Je suis séropositif!» Alors les larmes du désespoir sont arrivées, et tu as pleuré longtemps. Difficile de décrire mon trouble, ma terreur, mon désarroi, et les questions idiotes qui ont pu traverser mon esprit en cet instant: «Qui l’a contaminé? Depuis combien d’années? Et maintenant, combien de temps lui reste-t-il à vivre?
Mon cœur battait très fort, ma tête bourdonnait. Par moments, je pensais faire un mauvais rêve. Je me souviens d’une des premières images qui me sont venues à l’esprit :  c’était celle d’un condamné à mort, et je me rappelle ma rage: «Lui au moins sait pourquoi, mais Julien?»
Pâle, décomposé, terrorisé, ne tenant pas en place, tu répétais sans cesse:  «Qu’est-ce que je vais faire, qu’est-ce que je vais devenir?»
Ton regard!  Jamais je ne pourrais oublier ton regard. Il y avait dans tes yeux toute la détresse du monde. Tu me fixais avec une telle intensité et une telle demande, comme si, par un coup de baguette magique, je pouvais accomplir un miracle et venir à ton secours. «Maman, jure-moi que tu ne le diras à personne. Cette maladie est tellement horrible, sale, déshonorante. Je ne veux pas que cela se sache, je vais me décomposer petit à petit, maigrir, perdre mes cheveux, me remplir de boutons… J’aimerais que ceux qui m’aiment gardent un autre souvenir de moi!» Et après un long silence:  «J’ai peur aussi des autres. Comment vont-ils réagir? Je ne supporterai pas la pitié, la curiosité malsaine. Tout le monde va me fuir. C’est vrai, je porte la mort en moi.»
Il fallait réagir, ne pas te laisser t’enfoncer dans le désespoir. Je voulais t’aider mais avant tout, je devais m’informer le plus possible sur cette maladie. Très agitée, j’ai foncé chez notre ami médecin.
«Gilbert, nous vivons un drame. Julien est séropositif. Je voudrais savoir quelles sont ses chances de survie. Explique-moi, je t’en prie !
-Quel est le niveau de ses T4?
-Ses T4 ?
-Oui, on désigne ainsi les lymphocytes chargés des défenses immunitaires. Lorsqu’on parle de séropositivité, cela veut dire que le sang est infecté par la présence du rétrovirus HIV. Si les T4 sont en nombre suffisant, les défenses immunitaires restent normales et la personne est un « porteur sain ». Le sida n’est pas déclaré. Ton fils est en sursis. Pour combien de temps? On ne peut pas savoir:  quelques mois, quelques années… Il y a des gens qui vivent ainsi depuis plus de dix ans. Peut-être vont-ils tenir comme cela toute leur vie. Pour le moment, les statistiques ne nous donnent pas plus de renseignements, car le sida est une maladie relativement nouvelle.»
Je respirais:  pour le moment, tu étais un porteur sain. La situation était délicate mais pas encore dramatique. Je savais que tu devais faire très attention de ne pas transmettre le virus à d’autres.
«Tout se complique, a ajouté mon ami, quand le nombre des T4 diminue de façon alarmante. Quand il n’y en a plus assez pour assurer correctement la défense de l’organisme, la maladie, le sida, se déclare.

Le corps se défend alors de moins en moins bien et il contracte des infections opportunistes. On soigne ces infections. Elles peuvent être suivies de périodes de répit pendant lesquelles on peut mener une vie qui paraît normale, mais le problème reste entier, et les défenses immunitaires s’amenuisent au fur et à mesure des infections.»
Je suis rentrée à la maison un peu moins paniquée. Julien n’était « que » séropositif, tout allait bien pour le moment, il fallait croire que tout allait continuer ainsi, et nous avions besoin d’espoir. Nous devions prendre les devants, consulter des docteurs, suivre des régimes, des traitements. Il y avait certes la médecine traditionnelle qui n’avait pas encore trouvé de traitement efficace, mais il y avait toutes les médecines douces que nous connaissions si mal et certainement d’autres méthodes aussi. L’important était de résister, de tenir, en attendant le remède miracle, et il viendrait vite, j’en étais sûre, avec les progrès actuels de la recherche. Il faillit y croire, j’y croyais très fort :  nous allions gagner !
Suite dans notre prochaine édition…
Pour lire l’oeuvre de
Caroline Gréco intégralement,
rendez-vous au
www.gayglobe.us/Julien

JULIEN Toi qui préfères les hommes (épisode 17)

Sunday, February 23rd, 2014

Caroline Gréco

Mais non, mon chéri, vous avez droit à la vie et au bonheur comme tout le monde, simplement ce ne sera pas toujours facile. Moi aussi, je me fais du souci pour toi.

Je pense que ce que je peux faire, c’est t’aider à construire une “carapace de défense” pour que les coups bas que tu vas certainement  recevoir ne te fassent pas trop mal. En même temps, je partirai en croisade pour essayer d’expliquer ce qu’est l’homosexualité: vous existez, c’est ainsi. Il faut que la société apprenne petit à petit à vous tolérer et que les moqueries cessent: ce sera déjà un premier point important d’acquis.»

Pendant que je parlais, je voyais croître la nervosité de Jean. À un certain moment, il m’a interrompue:
«Et que pensez-vous, Caroline, des parents qui mettent leur enfant à la porte? C’est de l’amour, cela?
- Dans un certain sens oui, Jean. Non, ne bondissez pas ainsi, laissez-moi vous expliquer: nous avons chacun notre caractère bien particulier, et nous réagissons avec nos moyens.»

J’ai regardé Julien:
«Souviens-toi simplement de ma réaction et de celle de papa, lorsque tu nous a parlé! Je ne vais pas vous faire un cours sur les différences de caractère: nous sommes tous plus ou moins impulsifs ou calmes, compréhensifs ou durs, ouverts ou bornés.

Après une telle révélation, mettez-vous à la place des parents, surtout de ceux qui n’ont jamais eu affaire avec ce problème, qui le connaissent à peine et qui, probablement, avaient toujours rigolé jusqu’ici lorsqu’on parlait d’homosexualité. Un jour, on découvre que son propre enfant est homosexuel! C’est un grand choc. Alors, on réagit comme on peut, et souvent ces réactions sont maladroites et dures. C’est comme ça qu’un garçon se retrouve à la rue. Pouvez-vous imaginer combien on regrette ces gestes après?

Comment remédier, lors-qu’on a agi trop vite, sur un coup de désespoir? Savez-vous que la souffrance des parents égale celle des enfants?

Quand on a perdu la trace de son fils, comment le retrouver, surtout si celui-ci ne veut plus entendre parler de sa famille? Vous pouvez l’interpréter comme un geste négatif, horrible, mais dans un certain sens, il s’agit là aussi d’un geste d’amour. Si seulement on pouvait réfléchir avant, on pourrait éviter bien des drames!
«Après il est trop tard pour les regrets… Pauvres parents et pauvre enfant …»

Pendant un long moment, nous nous sommes tus. Je crois que chacun de nous faisait, à sa façon, son examen de conscience. Le téléphone qui sonnait nous a ramené à l’instant présent. Mon interlocuteur était très bavard. Lorsque j’ai enfin pu raccrocher, Jean était dans la chambre de Julien, j’entendais le bruit de leurs voix. J’étais contente qu’ils n’aient plus besoin de moi. Cette conversation m’avait épuisée.

Je regarde un clip à la télévision : deux femmes chantent leur homosexualité. Répulsion, horreur, cela me prend aux tripes. Je devrais éteindre cette télé, mais je continue à les regarder, fascinée, dégoûtée, écœurée aussi par la chanson et par moi-même: donc, toutes mes pseudo-déclarations sur l’acceptation de l’état de Julien sont sans fondement! Elles ne valent rien! C’est un château de cartes qui s’envole au premier frisson de vent. Cette réaction prouve que rien n’est acquis pour moi! J’avais construit tout un système de défense et de soi-disant compréhension, qui aurait dû me ménager, me protéger de toute agression homosexuelle. Eh bien, c’est raté!

Ou alors, est-ce que ma réaction est si violente parce que, dans ce cas particulier, il s’agit de femmes et que je me sens plus concernée? Je suis mal à l’aise, je ne sais plus où j’en suis, submergée par une vague de dégoût. Pourtant, je n’éprouve pas la même répulsion lorsqu’il s’agit d’amours masculines. Julien, ses amis, ses amours…

Dans la chambre de mon fils, il y a de belles photos d’hommes: des visages, des corps, des couples. Je ne peux m’empêcher d’admirer leur beauté, même quand ils sont tendres entre eux. Maintenant, dans ma tête, j’accepte. Oh! Cela n’a pas été facile!

Cette longue et pénible démarche m’a permis d’accepter la situation et d’acquérir une certaine paix. Julien n’est pas comme nous, il a d’autres désire et il peut tomber amoureux d’un homme, sans pour cela être fou ou criminel. Et pourtant! Rien n’est vraiment acquis, et il faut se donner du temps. Je m’en suis aperçue ce matin en entendant cette chanson.

Je vis dans un monde fragile, je trébuche souvent et je me blesse. Parfois, il me reste des cicatrices douloureuses. Les jours se suivent et se renouvellent à un rythme régulier. Avec le temps, j’acquiers une certaine sagesse et une certaine compréhension. Elles m’aident à vivre des situations difficiles: j’ai encore du chemin à faire. En toute honnêteté, je me demande si j’arriverai un jour, à accepter vraiment l’homosexualité de Julien et celle des autres. J’ai essayé d’étudier la question à fond, cela m’a aidée à comprendre, mais comment l’admettre vraiment?

Mon amour pour Julien m’a forcée à faire un gros effort sur moi-même : c’est parce que je l’aime que je me suis documentée, que j’ai essayé d’en savoir plus. Je voulais, à tout prix, rester proche de lui. Pourtant, au plus profond de moi-même, il y a toujours ce petit sursaut de répulsion, toutes les fois  que j’entends parler d’homosexualité. Est-ce que Julien le sent? Est-ce que cela le chagrine? Ou, au contraire, est-il plutôt fier de sa mère, comme il le dit souvent à ses amis? Et moi? Est-ce que toute ma vie sera accompagnée de cette pointe de tristesse?

Quand est-ce que j’arriverai à m’en débarrasser? Quel compromis arriverai-je à trouver avec moi-même pour vivre, avec sérénité, cette déroutante relation, et pour que mon sourire, à la vue de Julien, soit vrai et chargé d’amour?

Julien passe souvent ses moments libre chez Dominique, qui déprime complètement, car il vient de se séparer de son ami. «En plus, me dit Julien, il a des problèmes avec sa mère, qui pense que Dominique n’est pas un vrai homosexuel et veut lui faire rencontrer des filles. Elle est folle, cette femme, tu ne crois pas?»
Quelle envie d’aller vers cette femme et de lui dire combien je suis proche d’elle, combien je partage sa peine, ses doutes, ses angoisses!

«Mon amie, ma sœur, je ne te connais pas, mais laisse-moi te dire que tu n’es pas la seule. Ta douleur me donne du courage. Elle me fait prendre conscience qu’il existe d’autres mères qui vivent ma propre souffrance. Tu as, comme moi, un fils homosexuel et, d’après tes réactions, je suis sûre que tu passes par les mêmes états d’âme que les miens, par les mêmes angoisses, les mêmes moments d’espoir vite déçus, les mêmes solitudes. Je sais que tu es mariée, mais de son père Dominique ne parle jamais.

«Ton fils vient de se séparer d’un ami avec lequel il a vécu six mois. Ils se sont rencontrés, ils ont cru que ce désir qu’ils avaient l’un de l’autre était de l’amour. Cinq jours plus tard, ils louaient un appartement. Ils n’ont pas eu le temps de faire connaissance: Toutes ces heures où l’on parle, où l’on se raconte, où l’on se met à nu. La nudité de l’âme est bien plus dépouillée, bien plus compromettante et plus importante qu’un corps déshabillé. Quand on s’aime vraiment, on se raconte ses pensées les plus profondes et les plus cachées: il s’ensuit une si grande complicité que souvent un regard suffit pour se dire ses émotions qu’on ne partage qu’à deux. On s’accepte et on se supporte sans efforts. Elles sont étonnantes, les concessions qu’on arrive à faire par amour de l’autre! Il faut avoir le temps de se connaître, avant de prendre la décision d’une vie commune. «Dominique a brûlé les étapes. Bien vite, il s’est retrouvé avec un étranger dans son lit. Ils ont essayé de parler: ils ne se sont pas compris. Tant de choses les séparaient, ils étaient à l’opposé l’un de l’autre. Pendant un temps, ils ont espéré, ils ont essayé de se donner la main pour ne pas se perdre dans ce chemin qu’ils découvraient ensemble. Il y a eu trop d’orages, de brouillard, de cris, de disputes: ils se sont quittés».

JULIEN, TOI QUI PRÉFÈRES LES HOMMES Publication exclusive du livre de Caroline Gréco #15

Sunday, October 27th, 2013

Caroline Gréco

Nous avions un peu bu (peut-être inconsciemment pour nous donner du courage ?) et pendant le trajet du retour, nous étions gais et un peu excités. Philippe faisait des projets pour fonder une école qui soit en mesure d’apprendre aux futurs parents, comment se comporter dans toutes les situations bizarres et incroyables par lesquelles nous font passer nos chers petits et nous nous disputions la place de directeur… En attendant, on aurait bien aimé avoir un mode d’emploi pour les moments qui allaient suivre…

Julien et ses amis nous ont accueillis avec beaucoup de chaleur et de gentillesse. Je soupçonnais qu’eux aussi, comme nous, avaient dû boire un peu, pour lutter contre l’angoisse de notre rencontre. Ils connaissaient les difficultés de Julien et les problèmes de communication avec son père. Nous avons parlé des talents de cuisine de Julien. Le repas avait été excellent. Très vite, le discours est devenu plus intéressant. Mon mari et Jean se sont trouvé une passion commune, l’histoire du Moyen Âge, et nous avons tous participé à la conversation qui fut sérieuse et joyeuse en même temps : les trois garçons étaient très cultivés et agréables à entendre. La discussion était brillante. Philippe et Jean prenaient un plaisir visible à se mettre mutuellement en valeur. Julien était assez silencieux : la peur, la joie, le soulagement surtout de voir son père si à l’aise avec ses copains… Il ne disait pas grand-chose mais l’expression de son visage en disait long sur son bonheur! Au bout d’un moment, mon mari a déclaré qu’il avait soif et a demandé si quelqu’un voulait boire. Julien a fait mine de se lever pour aller chercher des boissons. D’un geste, Philippe lui a fait signe de s’asseoir et a été lui-même chercher les rafraîchissements.

Julien n’y comprenait vraiment plus rien : émerveillé, sans paroles devant la disponibilité de son père qui non seulement recevait ses copains à la maison, mais allait les servir lui-même, il en avait le souffle coupé. Nous avons continué, tard dans la nuit, à discuter, à rire et à philosopher. Les heures passaient gaies et légères. Philippe était en train de se débarrasser de beaucoup d’idées toutes faites et bornées sur les homosexuels. Il découvrait qu’il y a aussi des garçons agréables, fins et cultivés parmi eux : sa tension se relâchait au fur et à mesure que le temps passait…

Nous nous sommes séparés avec des promesses de nous revoir. Lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, mon mari m’a dit : « Jean est un garçon remarquable, je suis content d’avoir fait sa connaissance. Les autres aussi sont très plaisants. Et pourtant, Dieu sait si je n’avais aucune envie de les rencontrer!»

Puis il a ajouté d’un ton désolé : «Pourquoi faut-il qu’ils soient homosexuels? C’est trop injuste, trop dommage!» Je passe devant la chambre de Julien. Je suis en train de ranger tous les vêtements de ski qui sont dans le placard du fond du couloir, j’ai les bras chargés de pulls. La porte de la chambre de mon fils est ouverte, et malgré la musique, il m’a entendue et m’appelle.
« Attends deux minutes, Julien, j’arrive !
- Maman, je n’ai pas encore eu le temps de te raconter ma soirée, est-ce que tu as envie de m’entendre ? »

J’ai besoin de comprendre la vie de Julien et pour cela j’apprécie qu’il ait ce besoin de parler. J’écouterai sans commentaires, pour qu’il puisse aller jusqu’au bout de son récit. Si quelque chose me dérange, j’essaierais de m’expliquer à la fin. Mon but est de tout faire pour ne pas rompre le contact : rester ouverte et compréhensive, et intervenir sérieusement seulement en cas d’événements graves ou de danger.

Hier soir, j’étais chez Ralph, qui avait organisé un repas avec André et Roger. L’ambiance était tranquille. On écoutait de la bonne musique pendant que Ralph nous racontait son voyage en Irlande : ce doit être vraiment un pays magnifique, si vert, il paraît qu’il ressemble, par moments, à la Suisse. L’accueil y est chaleureux et il était assez fier d’avoir su se débrouiller si bien en anglais ! Alors, pour le chahuter un peu, nous nous sommes tous mis à parler anglais et c’était vraiment comique, car Roger n’arrivait pas à suivre. Nous faisions beaucoup de bruit, et c’est à peine si nous avons entendu sonner à la porte. Nous avons pensé que les voisins n’appréciaient pas trop nos rires et nous étions prêts à nous excuser : la soirée était bien avancée et nous nous sentions un peu coupables. Quelle surprise avons-nous eue en ouvrant la porte : c’était Noël ! Petit, mince, très discret et silencieux, nous l’avons surnommé « l’Ombre » depuis longtemps, cela lui va bien. Noël donne l’impression de s’excuser tout le temps d’être là, de déranger. Bien que très attentif à ce que les autres disent, il participe rarement à nos discussions. Seuls ses hochements de tête nous montrent combien il nous écoute sérieusement.

Nous arrivons à transformer Noël, les rares fois où il accepte de boire un verre. En général, il refuse de boire de l’alcool,  avec seulement un petit verre de vin, il se transforme en garçon très bavard et très amusant. C’est incroyable combien Noël peut être différent dans ces moments-là : c’est une autre personne qui est là, devant nous. Je suis toujours stupéfait de ce changement de personnalité. Est-ce que cela est dû à sa timidité ? Je sais qu’il porte dans son cœur une histoire familiale très dure, qui l’a beaucoup marqué, mais il n’en parle jamais. Est-ce qu’il s’est renfermé ainsi à cause de tous ces événements tristes qu’il a vécus, ou bien cette discrétion fait partie de son caractère ? Sa famille vit très loin et il n’a plus de contacts avec elle depuis longtemps.
« Je suis un sans famille, avoue-t-il dans les soirées de déprime, je peux tomber malade, mourir, qui se souciera de moi ? »

Oui, nous, ses copains nous sommes là, mais chacun de nous a ses soucis et ce que Noël n’ose pas nous dire mais que je ressens très fort, c’est que les copains sont très changeants, et que rares sont les amis sur qui on peut vraiment compter : il y a de quoi avoir peur, quand on est seul comme lui, et qu’il faut faire face à des difficultés.
Maman, si tu savais combien je suis heureux de t’avoir parlé, combien je vous suis reconnaissant, à papa et à toi, de continuer à m’aimer tel que je suis. Je pense que je ne pourrais pas survivre tout seul, comme Noël, je me laisserais mourir tout doucement.

Il y a bien Frédéric, mais il est loin d’ici et il a Marie… J’aime bien mon petit frère, mais il est en train de construire sa vie et il n’a pas besoin d’une charge comme moi.
Pour revenir à Noël, il a donc sonné à la porte. Il est entré comme un fou. Sans un mot, hors de lui, il est allé vers Roger et lui a dit, en le désignant du doigt : « Viens, toi ! » et devant son air étonné : «Oui, toi!» Roger, surpris s’est levé et Noël, en l’attrapant par la chemise, a hurlé : «  Salaud, tu es un salaud, viens qu’on s’explique!» Jamais nous n’avions vu Noël dans un était pareil. Il tremblait, on ne pouvait pas dire si c’était de la colère ou du désespoir, et on le sentait prêt à tout. Nous étions médusés, incapables d’intervenir.

Finalement Ralph s’est levé brusquement, il est allé vers les garçons qui commençaient à s’empoigner sérieusement, les a pris chacun par le col de leur chemise et en les poussant vers l’entrée, leur a dit sur un ton énergique : «Les enfants, si vous voulez vous battre, surtout pas ici, allez dehors!» Roger et Noël se sont retrouvés sur le palier. Nous avons entendu un bruit de poursuite dans les escaliers, des cris, puis la porte de l’immeuble a claqué.

Silencieux, ou riant nerveusement, nous sommes restés dans l’appartement. Nous étions au courant des infidélités de Roger vis-à-vis de Noël, mais cela est tellement banal dans nos amours ! Ce qui nous avait étonnés était le comportement de Noël: jamais nous ne l’avions vu dans un état pareil. Qui aurait pu penser qu’un garçon aussi effacé pouvait se déchaîner ainsi?

«Noël est fou, a murmuré Ralph. Je ne l’imaginais pas aussi violent! Roger aurait dû être plus discret, mais Noël le connaît bien et ce n’est pas la première fois qu’il lui préfère un autre pour une soirée, a expliqué André.
Heureusement que Roger est venu seul, ce soir, sinon, les copains, cela aurait pu devenir un carnage! «Je le pensais vraiment : non, une bagarre ne m’aurait pas plu.»

Julien est devenu pensif tout à coup: «Je me sens très proche de Noël, moi aussi je suis exclusif comme lui, lorsque j’aime un garçon, je suis contre le partage. C’est peut-être pour cela que j’ai tellement de mal à trouver un ami. Dès le départ, j’annonce la couleur et je stoppe tout si je m’aperçois que la règle du jeu n’est pas respectée. Noël a un handicap en plus : il est tout seul. Cela doit être de toute façon horriblement difficile de partager sa vie, car pour lui un ami n’est pas seulement un amoureux, mais il doit sûrement représenter aussi une partie de la famille qu’il n’a plus.»

La porte a claqué : Julien est de retour de son travail.
« Maman ?  «Je croyais qu’il n’y avait personne, la maison est bien silencieuse ! Maman tu te souviens que je ne suis pas là ce soir. Je suis un peu énervé, parce que ma voiture est tombée en panne. Je l’ai laissée au garage en face du bureau, ça ne doit pas être très grave, mais c’est embêtant pour moi, parce que je suis à pied… Est-ce que tu penses pouvoir me prêter ta voiture, ce soir?