JULIEN, TOI QUI PRÉFÈRES LES HOMMES Publication exclusive du livre de Caroline Gréco #15

Caroline Gréco

Nous avions un peu bu (peut-être inconsciemment pour nous donner du courage ?) et pendant le trajet du retour, nous étions gais et un peu excités. Philippe faisait des projets pour fonder une école qui soit en mesure d’apprendre aux futurs parents, comment se comporter dans toutes les situations bizarres et incroyables par lesquelles nous font passer nos chers petits et nous nous disputions la place de directeur… En attendant, on aurait bien aimé avoir un mode d’emploi pour les moments qui allaient suivre…

Julien et ses amis nous ont accueillis avec beaucoup de chaleur et de gentillesse. Je soupçonnais qu’eux aussi, comme nous, avaient dû boire un peu, pour lutter contre l’angoisse de notre rencontre. Ils connaissaient les difficultés de Julien et les problèmes de communication avec son père. Nous avons parlé des talents de cuisine de Julien. Le repas avait été excellent. Très vite, le discours est devenu plus intéressant. Mon mari et Jean se sont trouvé une passion commune, l’histoire du Moyen Âge, et nous avons tous participé à la conversation qui fut sérieuse et joyeuse en même temps : les trois garçons étaient très cultivés et agréables à entendre. La discussion était brillante. Philippe et Jean prenaient un plaisir visible à se mettre mutuellement en valeur. Julien était assez silencieux : la peur, la joie, le soulagement surtout de voir son père si à l’aise avec ses copains… Il ne disait pas grand-chose mais l’expression de son visage en disait long sur son bonheur! Au bout d’un moment, mon mari a déclaré qu’il avait soif et a demandé si quelqu’un voulait boire. Julien a fait mine de se lever pour aller chercher des boissons. D’un geste, Philippe lui a fait signe de s’asseoir et a été lui-même chercher les rafraîchissements.

Julien n’y comprenait vraiment plus rien : émerveillé, sans paroles devant la disponibilité de son père qui non seulement recevait ses copains à la maison, mais allait les servir lui-même, il en avait le souffle coupé. Nous avons continué, tard dans la nuit, à discuter, à rire et à philosopher. Les heures passaient gaies et légères. Philippe était en train de se débarrasser de beaucoup d’idées toutes faites et bornées sur les homosexuels. Il découvrait qu’il y a aussi des garçons agréables, fins et cultivés parmi eux : sa tension se relâchait au fur et à mesure que le temps passait…

Nous nous sommes séparés avec des promesses de nous revoir. Lorsque nous nous sommes retrouvés seuls, mon mari m’a dit : « Jean est un garçon remarquable, je suis content d’avoir fait sa connaissance. Les autres aussi sont très plaisants. Et pourtant, Dieu sait si je n’avais aucune envie de les rencontrer!»

Puis il a ajouté d’un ton désolé : «Pourquoi faut-il qu’ils soient homosexuels? C’est trop injuste, trop dommage!» Je passe devant la chambre de Julien. Je suis en train de ranger tous les vêtements de ski qui sont dans le placard du fond du couloir, j’ai les bras chargés de pulls. La porte de la chambre de mon fils est ouverte, et malgré la musique, il m’a entendue et m’appelle.
« Attends deux minutes, Julien, j’arrive !
- Maman, je n’ai pas encore eu le temps de te raconter ma soirée, est-ce que tu as envie de m’entendre ? »

J’ai besoin de comprendre la vie de Julien et pour cela j’apprécie qu’il ait ce besoin de parler. J’écouterai sans commentaires, pour qu’il puisse aller jusqu’au bout de son récit. Si quelque chose me dérange, j’essaierais de m’expliquer à la fin. Mon but est de tout faire pour ne pas rompre le contact : rester ouverte et compréhensive, et intervenir sérieusement seulement en cas d’événements graves ou de danger.

Hier soir, j’étais chez Ralph, qui avait organisé un repas avec André et Roger. L’ambiance était tranquille. On écoutait de la bonne musique pendant que Ralph nous racontait son voyage en Irlande : ce doit être vraiment un pays magnifique, si vert, il paraît qu’il ressemble, par moments, à la Suisse. L’accueil y est chaleureux et il était assez fier d’avoir su se débrouiller si bien en anglais ! Alors, pour le chahuter un peu, nous nous sommes tous mis à parler anglais et c’était vraiment comique, car Roger n’arrivait pas à suivre. Nous faisions beaucoup de bruit, et c’est à peine si nous avons entendu sonner à la porte. Nous avons pensé que les voisins n’appréciaient pas trop nos rires et nous étions prêts à nous excuser : la soirée était bien avancée et nous nous sentions un peu coupables. Quelle surprise avons-nous eue en ouvrant la porte : c’était Noël ! Petit, mince, très discret et silencieux, nous l’avons surnommé « l’Ombre » depuis longtemps, cela lui va bien. Noël donne l’impression de s’excuser tout le temps d’être là, de déranger. Bien que très attentif à ce que les autres disent, il participe rarement à nos discussions. Seuls ses hochements de tête nous montrent combien il nous écoute sérieusement.

Nous arrivons à transformer Noël, les rares fois où il accepte de boire un verre. En général, il refuse de boire de l’alcool,  avec seulement un petit verre de vin, il se transforme en garçon très bavard et très amusant. C’est incroyable combien Noël peut être différent dans ces moments-là : c’est une autre personne qui est là, devant nous. Je suis toujours stupéfait de ce changement de personnalité. Est-ce que cela est dû à sa timidité ? Je sais qu’il porte dans son cœur une histoire familiale très dure, qui l’a beaucoup marqué, mais il n’en parle jamais. Est-ce qu’il s’est renfermé ainsi à cause de tous ces événements tristes qu’il a vécus, ou bien cette discrétion fait partie de son caractère ? Sa famille vit très loin et il n’a plus de contacts avec elle depuis longtemps.
« Je suis un sans famille, avoue-t-il dans les soirées de déprime, je peux tomber malade, mourir, qui se souciera de moi ? »

Oui, nous, ses copains nous sommes là, mais chacun de nous a ses soucis et ce que Noël n’ose pas nous dire mais que je ressens très fort, c’est que les copains sont très changeants, et que rares sont les amis sur qui on peut vraiment compter : il y a de quoi avoir peur, quand on est seul comme lui, et qu’il faut faire face à des difficultés.
Maman, si tu savais combien je suis heureux de t’avoir parlé, combien je vous suis reconnaissant, à papa et à toi, de continuer à m’aimer tel que je suis. Je pense que je ne pourrais pas survivre tout seul, comme Noël, je me laisserais mourir tout doucement.

Il y a bien Frédéric, mais il est loin d’ici et il a Marie… J’aime bien mon petit frère, mais il est en train de construire sa vie et il n’a pas besoin d’une charge comme moi.
Pour revenir à Noël, il a donc sonné à la porte. Il est entré comme un fou. Sans un mot, hors de lui, il est allé vers Roger et lui a dit, en le désignant du doigt : « Viens, toi ! » et devant son air étonné : «Oui, toi!» Roger, surpris s’est levé et Noël, en l’attrapant par la chemise, a hurlé : «  Salaud, tu es un salaud, viens qu’on s’explique!» Jamais nous n’avions vu Noël dans un était pareil. Il tremblait, on ne pouvait pas dire si c’était de la colère ou du désespoir, et on le sentait prêt à tout. Nous étions médusés, incapables d’intervenir.

Finalement Ralph s’est levé brusquement, il est allé vers les garçons qui commençaient à s’empoigner sérieusement, les a pris chacun par le col de leur chemise et en les poussant vers l’entrée, leur a dit sur un ton énergique : «Les enfants, si vous voulez vous battre, surtout pas ici, allez dehors!» Roger et Noël se sont retrouvés sur le palier. Nous avons entendu un bruit de poursuite dans les escaliers, des cris, puis la porte de l’immeuble a claqué.

Silencieux, ou riant nerveusement, nous sommes restés dans l’appartement. Nous étions au courant des infidélités de Roger vis-à-vis de Noël, mais cela est tellement banal dans nos amours ! Ce qui nous avait étonnés était le comportement de Noël: jamais nous ne l’avions vu dans un état pareil. Qui aurait pu penser qu’un garçon aussi effacé pouvait se déchaîner ainsi?

«Noël est fou, a murmuré Ralph. Je ne l’imaginais pas aussi violent! Roger aurait dû être plus discret, mais Noël le connaît bien et ce n’est pas la première fois qu’il lui préfère un autre pour une soirée, a expliqué André.
Heureusement que Roger est venu seul, ce soir, sinon, les copains, cela aurait pu devenir un carnage! «Je le pensais vraiment : non, une bagarre ne m’aurait pas plu.»

Julien est devenu pensif tout à coup: «Je me sens très proche de Noël, moi aussi je suis exclusif comme lui, lorsque j’aime un garçon, je suis contre le partage. C’est peut-être pour cela que j’ai tellement de mal à trouver un ami. Dès le départ, j’annonce la couleur et je stoppe tout si je m’aperçois que la règle du jeu n’est pas respectée. Noël a un handicap en plus : il est tout seul. Cela doit être de toute façon horriblement difficile de partager sa vie, car pour lui un ami n’est pas seulement un amoureux, mais il doit sûrement représenter aussi une partie de la famille qu’il n’a plus.»

La porte a claqué : Julien est de retour de son travail.
« Maman ?  «Je croyais qu’il n’y avait personne, la maison est bien silencieuse ! Maman tu te souviens que je ne suis pas là ce soir. Je suis un peu énervé, parce que ma voiture est tombée en panne. Je l’ai laissée au garage en face du bureau, ça ne doit pas être très grave, mais c’est embêtant pour moi, parce que je suis à pied… Est-ce que tu penses pouvoir me prêter ta voiture, ce soir?


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