Jʼhabite le Village, jʼy sors et mes amis sont en majorité gais.
Pourtant, je suis straight. Est-ce possible de parler de gais lorsquʼon est
straight, sans glisser dans lʼhomophobie, ni déraper vers une apologie de
lʼidentité gai? Parler pour le plaisir dʼéchanger autour de sujets qui nous
concernent tous, gais ou lesbiennes comme straights, hommes comme
femmes. Chronique dʼun regard hétéro, mais peut-être pas si straight que
ça.
Une orientation sexuelle vieille comme le monde
Quelquʼun mʼa dit quʼil croyait quʼavant les émeutes de Stonewall les
gais nʼexistaient pas. Bien sûr, il savait que, chez les Grecs, tout le monde
sʼenvoyait en lʼair entre hommes. Mais cʼétait il y a longtemps et depuis
ça avait changé, malgré les histoires douteuses que lʼon raconte sur la
Grèce contemporaine… De toute façon, me disait-il, il ne faisait pas bon
vivre son homosexualité avant. Au Moyen-Âge, on se faisait passer pour
un hérétique et on finissait carbonisé ou, au mieux, lapidé. Et puis, ça ne
sʼest pas arrangé avec les siècles, malgré les progrès de la civilisation.
Même dans le XXème siècle bien élevé, alors quʼon ne massacrait plus
quʼen masse et avec méthode dans des tranchées ou dans des chambres
à gaz, il ne fallait pas dire trop haut son homosexualité de peur de passer
pour fou et de finir lobotomisé. Dʼailleurs, à lʼépoque, on ne pouvait pas
se permettre trop dʼécart. Même la masturbation était mal vue. En fait, on
pensait quʼelle était à lʼorigine de la folie! Un des premiers médecins à
sʼêtre penché sur la sexualité, Samuel Auguste Tissot, décrivait en 1760
dans son Essai sur les maladies produites par la masturbation les méfaits
de lʼonanisme dʼune façon radicale : « un dépérissement général de la
machine; lʼaffaiblissement de tous les sens corporels et de toutes les
facultés de lʼâme; la perte de lʼimagination et la mémoire, lʼimbécillité,
le mépris, la honte… ».
Néanmoins, comme toute chose a une fin, les psychiatres du monde entier
ont fini par se rendre compte que ce nʼétait pas si grave de se masturber. Si
ce nʼétait pas très bien dʼun point de vue moral, on nʼen devenait pas fou
pour autant. Mais, comme le faisait remarquer le psychiatre contemporain
Thomas Szasz, « vers la fin du XIXème siècle, si on commence à penser
que la masturbation nʼest pas la cause des psychoses, on sʼimagine quʼelle
est la cause de formes mineures de maladie mentale, cʼest-à-dire la névrose
et lʼhomosexualité ». Finalement, ce nʼétait effectivement pas si grave que
ça…
La pédophilie masculine à Athènes
Bref, la personne avec laquelle je bavardais de lʼavant Stonewall a
été très surprise de découvrir que depuis que le monde est monde, les
hommes se sont toujours aimés entre eux, même sʼils sʼen sont souvent
cachés. Il existe un site web historique tout à fait remarquable à cet égard,
qui en apprendra sans doute beaucoup aux plus érudits dʼentre nous. Il
sʼagit du document produit par le Suisse Stephane Riethauser, fondateur
de lambda-éducation à Genève en 1999. (*)
On y apprend notamment que dans lʼAntiquité, les Grecs nʼétaient pas
tous gais, loin sʼen faut. En fait, à Athènes, au Vème ou IVème siècle
avant Jésus-Christ, on considérait que lʼhomosexualité faisait partie de
la vie de tout homme, quelle que soit son orientation sexuelle. Le fait est
que, dans la société grecque dʼalors, les femmes étaient totalement exclues
de la vie sociale et politique et nʼintervenaient pas dans lʼéducation des
garçons. Leur seul rôle était de procréer… La conséquence majeure de cet
ostracisme était que les hommes passaient la majeure partie de leur vie
ensemble, soit pour sʼéduquer, soit pour pratiquer les arts de la guerre. Et
cette situation perdurait jusquʼà un âge avancé (pour lʼépoque), puisquʼils
ne se mariaient pas avant 35 ans. Cʼest ainsi quʼil était tout naturel que
de jeunes garçons se voient « initiés » aux plaisirs des sens par leur
professeur. La sodomie faisait partie du processus éducatif par lequel
« lʼéraste » (lʼamant adulte) faisait passer son « éromène » (lʼaimé mineur)
de jeune garçon à citoyen accompli. Néanmoins, la pédophilie masculine
nʼen est pas moins dénoncée. Même un Platon, pourtant très friand de
jeunes garçons, disait quʼil nʼétait « pas bien dʼavoir un commerce
amoureux avec de jeunes garçons comme si cʼétait une femme ».
Il préconisait lʼamour éponyme, sʼadressant à lʼâme plutôt quʼau
corps. Et pour ceux qui nʼavaient pas la force de se retenir, cʼest-à-dire
la plupart, le philosophe proposait « de pratiquer ces actes en secret… ».
Malgré une apparente tolérance, prostitution homosexuelle et pédophilie
masculine (souvent toutes deux liées) étaient condamnées par des lois
plutôt drastiques, puisquʼelles pouvaient aller jusquʼà la déchéance
civique des fautifs, cʼest-à-dire notamment la privation des privilèges
du citoyen.
Le rôle symbolique de lʼhomosexualité à Rome
A Rome, comme à Athènes, la notion dʼhomosexualité nʼexiste pas.
On distingue plutôt le rôle passif du dominé du rôle actif du dominant.
Être « bottom » ou « top » prend dès lors une valeur symbolique.
Lʼhomosexualité devient le moyen de renforcer la suprématie des
citoyens libres, qui ont le devoir de dominer à la guerre, comme dans leur
vie personnelle. Selon Sénèque, « la passivité sexuelle est un crime pour
lʼhomme libre, une obligation pour lʼesclave, un service pour lʼaffranchi
». Du coup, si on ne sodomise plus les jeunes garçons, dont lʼéducation
est aux mains des femmes, on peut se permettre toutes sortes de gâteries
entre hommes. Lʼessentiel est dʼéviter le mépris, voire les représailles de
ses pairs en sachant rester « au dessus » (mais a-t-on vraiment changé
depuis?). Jules César lui-même est brocardé, alors quʼon lui reproche
dʼêtre « la femme de tous les hommes » (en plus dʼêtre « lʼhomme de
toutes les femmes»). A partir du Ier siècle av. J.-C., lʼhomosexualité
sʼinscrit dans les mœurs de la société romaine. Lʼamour des garçons
libres est chanté par les poètes. Lʼempereur Néron fait châtrer un de
ses esclaves avant de le prendre publiquement pour épouse. Au début
du IIème siècle après Jésus-Christ, lʼempereur Hadrien élève son jeune
amant Antinoüs au rang des dieux en faisant ériger un temple et une ville
éponymes en sa mémoire.
A partir du moment où le christianisme devient religion dʼétat, au début
du IVème siècle après Jésus-Christ, lʼhomosexualité est rapidement
criminalisée. Cela devient dès lors difficile de sʼaimer entre hommes,
mais on le fait tout de même. Dʼailleurs, lʼhistoire en a laissé des traces et
pas des moindres, puisque le gai est autant le quidam dont on ne parle pas
que les hommes qui ont marqué leur temps, quʼils soient empereurs, rois,
artistes ou hommes dʼaffaires.
Ces grands hommes qui aimaient les hommes
Dans lʼAngleterre du XIVème siècle, le roi Edward II vit un tendre
amour avec son Gaveston. Il ne fait pas bon être gai à lʼépoque car le
pauvre, tout roi quʼil est, se retrouve finalement déchu, castré et exécuté
en étant empalé par le rectum en 1327. Après lʼobscurantisme médiéval,
on se met de nouveau à la Renaissance à aimer les beaux garçons.
Michel-Ange vouait une adoration aux éphèbes au point de les peindre
sur le plafond de la Chapelle Sixtine (ses Ignudi, ou anges nus) et dʼen
faire des icônes éternels de la beauté masculine avec son David quʼil
sculpte en 1500. 32 ans plus tard, il tombe éperdument amoureux de
lʼadorable Tommaso de Cavalieri, un jeune noble romain pour lequel
il va écrire plus de trois cents sonnets. Malgré sa grande discrétion
(la loi et le discours institutionnel condamnent toujours fermement la
sodomie et autres « actes contre nature »), lʼabsence de femme dans
la vie de Léonard de Vinci et certaines de ses œuvres, comme lʼAllégorie
du plaisir et de la peine, le Vieillard et le jeune garçon se faisant face ou
le Saint-Jean Baptiste laissent penser que le célèbre artiste et inventeur
avait une préférence pour les garçon. Il gardera à ses côtés pendant
25 ans son jeune élève Gian Giacomo Caprotti, de 28 ans son cadet.
La Renaissance est aussi lʼépoque dʼun retour en force des mythes de
lʼAntiquité qui glorifient lʼamour entre hommes. En poésie ou au théâtre,
on évoque Ganymède (Fils du roi de Troie enlevé par Zeus) comme
référant homosexuel. On chante les amours tendres des héros, comme
Apollon et Hyacinthe, Achille et Patrocle ou Hercule et Acheloüs. Deux
siècles plus tard, le siècle des Lumières est aussi celui des libertins qui
pratiquent volontiers la sodomie. Dʼailleurs, celle-ci est progressivement
perçue comme un «goût» plutôt quʼun vice, même si elle est toujours
décriée, notamment par la nouvelle morale bourgeoise.
Selon le lieutenant de police Lenoir, on recenserait dans le Paris de 1730,
qui comptait 600ʼ000 habitants, plus de 20ʼ000 sodomites, et selon
dʼautres sources policières, 40ʼ000 quelques années plus tard. On se
retrouve entre hommes dans les cabarets du faubourg Saint-Antoine, et la
nuit, au Jardin des Tuileries. A Londres, les beaux messieurs efféminés,
qui parlent au féminin et se font appeler «tante» ou «madame», se
réunissent dans les «molly houses» du quartier du parc Saint James.
Lʼhomosexualité à lʼépoque contemporaine
En France, sous le premier empire, le deuxième Consul de Napoléon
Bonaparte, le Duc de Cambacérès, a un faible pour les jeunes garçons
que nʼignore pas lʼEmpereur. Cʼest lui qui rédigera les nouveaux
codes civil et pénal qui font de la France le premier pays au monde où
lʼhomosexualité est décriminalisée, au même titre que le blasphème, la
magie ou le sacrilège.
A la fin du XIXeme siècle, le célèbre écrivain et homme de théâtre,
Oscar Wilde, fera autant parler de lui dans toute lʼEurope pour ses œuvres
que pour ses préférences homosexuelles. A la même époque, le Premier
Ministre de la reine Victoria, Lord Rosebery, entretient des relations
intimes avec son secrétaire Francis Douglas. En Allemagne, au début
du XXeme siècle, lʼun des magnas de lʼarmement en Europe, Friedrich
Albert (Fritz) Krupp (dont les usines fabriqueront notamment la « Grosse
Bertha » de la Première Guerre mondiale), organise des « petites fêtes
entre amis » à Capri, en compagnie de jeunes garçons italiens. Le roi
Louis II de Bavière (fiancé à Sophie dʼAutriche, la sœur de lʼImpératrice
Sissi) était homosexuel, ainsi que le Prince de Prusse Friedrich Heinrich
et Le Prince Philippe zu Eulenburg, le plus proche conseiller de
lʼempereur Guillaume II. Dans les arts, la relation tumultueuse entre Paul
Verlaine et Arthur Rimbaud inspirait à ce dernier les vers tendancieux de
son poème Ô saisons, ô châteaux: « Ô vive lui, chaque fois / Que chante
son coq gaulois ». Avec son Corydon, publié en 1911, André Gide est
le premier dans lʼhistoire de la littérature française à faire lʼapologie de
lʼamour entre hommes. Cet homosexuel affiché qui fera scandale toute
sa vie recevra le Prix Nobel de Littérature en 1947. Marcel Proust, lui-
même, sera lʼamant du compositeur Reynaldo Hahn et du fils dʼAlphonse
Daudet, Lucien. Lʼun des plus extraordinaires artistes du XXeme siècle,
Jean Cocteau, tour à tour poète, romancier, essayiste, dessinateur,
dramaturge, metteur en scène, et mécène, écrivait dans son Livre Blanc :
« Au plus loin que je remonte et même à lʼâge où lʼesprit nʼinfluence
pas encore les sens, je trouve des traces de mon amour des garçons.
Jʼai toujours aimé le sexe fort, que je trouve légitime dʼappeler le beau
sexe ». Le compositeur Erik Satie, le poète Louis Aragon, Maurice Ravel,
lʼauteur du Bolero, Camille Saint Saens, le compositeur du Carnaval des
animaux, le producteur dʼopéra Sergei Diaghilev, le danseur-étoile Vaslav
Nijinski, le Baron Pierre de Coubertin, lʼhomme qui remet à lʼhonneur
les Jeux Olympiques à Athènes en 1896, le peintre Salvador Dali, amant
du poète Federico Garcia Lorca, tous préféraient les garçons. Même le
père spirituel de la théorie du « Welfare State » (État providence) qui va
inspirer toutes les politiques interventionnistes des gouvernements des
pays occidentaux de lʼaprès deuxième guerre mondiale, lʼéconomiste
John Maynard Keynes, aimait les hommes. Cʼest le cas également de
Rudyard Kipling et de Sir Baden Powell, le fondateur du scoutisme…
Il nʼest pas de domaine ni de siècle où les hommes ne se sont pas aimés.
Il en est juste certains où ils ont dû se cacher pour le faire. Cʼest peut-être
le cas encore aujourdʼhui, bien que les hommes qui aiment les hommes
se retrouvent autant dans les arts, la politique ou les affaires. En fait,
les sociétés nʼont pas attendu les révolutions culturelles des années
70 pour quʼhétérosexuels et homosexuels cohabitent. Les différences
dʼorientation ont toujours été présentes, comme inscrites dans une nature
humaine que décrivait Platon dans son discours dʼAristophane sur les
sphères androgynes, tiré du Banquet : « …Notre nature était autrefois
différente : il y avait trois catégories dʼêtres humains, le mâle, la femelle,
et lʼandrogyne… Zeus…les coupa en deux… Mais chaque morceau,
regrettant sa moitié, tentait de sʼunir à elle… Lʼimplantation de lʼamour
dans lʼêtre humain est donc ancienne. Cʼest lʼamour de deux êtres qui
tentent de nʼen faire quʼun pour guérir la nature humaine… »
(*) Lambda éducation diffuse du matériel pédagogique lié aux thématiques
de lʼhomosexualité et de lʼhomophobie et propose des conférences et des
séminaires de sensibilisation. On peut consulter son document consacré
à lʼhistoire de lʼhomosexualité au www.lambda-education.ch/content/
menus/histoire/planhistoire.html