Incyte, fondé en 1991, a totalement changé de direction en 2001 pour développer de nouvelles technologies biomédicales de lutte contre le cancer. Encore déficitaire, le groupe, dirigé par Hervé Hoppenot, passe la vitesse supérieure et va se développer à partir de Genève.
Incyte, société pharmaceutique basée sur la côte Est des Etats-Unis, vient d’inaugurer son siège européen à Genève. Que cela signifie-t-il pour l’entreprise?
Hervé Hoppenot: C’est un événement marquant pour la société qui compte aujourd’hui plus de 700 collaborateurs, dont deux tiers se consacrent à des tâches de recherche et développement dans le domaine du cancer. Incyte sort de son territoire d’origine et a effectué sa traversée de l’Atlantique.
Celgene, qui a pris racine aujourd’hui dans le canton de Neuchâtel, avait fait de même il y a une dizaine d’années. Les deux situations sont-elles comparables?
Celgene, aussi active dans les thérapies contre le cancer, est une entreprise plus grande que la nôtre, mais nos ambitions sont similaires en ce qui concerne les objectifs d’implantation en Europe.
Cela veut-il dire qu’au-delà de la première phase de plaque tournante pour gérer des essais cliniques en Europe de vos médicaments en développement, vous envisagez, depuis Genève, d’organiser des unités de production et de commercialisation?
On a planté un petit arbre à Genève. J’espère qu’il deviendra un grand chêne. Effectivement, dès janvier 2016, une équipe technique sera à pied d’œuvre pour trouver des solutions de production en Europe. Si tout se passe bien, il est prévu que la direction mondiale de la production de l’ensemble des médicaments du groupe se situe à Genève.
Pourtant, un seul médicament, Jakavi contre deux formes particulières de leucémie, est aujourd’hui sur le marché. Et sa commercialisation en Europe est confiée à Novartis…
Bien sûr, mais nous possédons une dizaine de molécules en préparation dans le domaine de l’immunothérapie dont nous espérons qu’elles seront approuvées et commercialisées ces prochaines années. Nous avons également l’intention de les commercialiser nous-mêmes en Europe avec des équipes supervisées depuis Genève.
Incyte a marqué la communauté scientifique par la découverte d’un inhibiteur du système immunitaire nommé IDO1. Quel est son mécanisme d’action contre le cancer?
L’histoire de cette découverte remonte à un peu plus de dix ans en tentant de répondre à la question du non rejet du foetus par le système immunitaire de la femme enceinte qui porte les gènes du père. Des études académiques ont démontré la très forte présence, dans le placenta, des enzymes IDO qui désactivent le système immunitaire. Et lorsqu’on a compris que de nombreuses formes de cancer sont dues à un dérèglement du système immunitaire, des immunologistes d’Incyte ont développé une molécule qui inhibe les IDO qui se forment autour de la tumeur, afin de réactiver le système immunitaire.
Quand ce médicament pourra-t-il être commercialisé?
Des essais cliniques de phase III, dernière étape avant le dépôt du dossier d’homologation, vont débuter en 2016, en combinaison avec une molécule de type PD-1 de Merck, qui se base sur un autre mécanisme d’immunothérapie. L’avenir dira si les patients enrôlés dans cette étude répondent bien au traitement.
Vous avez notamment passé des accords avec Roche, Merck et AstraZeneca pour tester des combinaisons impliquant IDO1. Pourquoi?
On constate que les taux de survie des patients sont nettement supérieurs en combinant plusieurs mécanismes de réveil du système immunitaire, plutôt qu’en agissant avec une seule molécule. On peut comparer à ce propos l’évolution actuelle des thérapies contre de nombreux cancers à celle qui a marqué le traitement du sida.
C’est-à-dire?
Les premiers traitements contre le sida étaient assez nombreux mais peu efficaces si chacun d’entre eux était administré isolément. Ce n’est que lorsque les trithérapies sont apparues, par combinaison des différents mécanismes d’action, que le sida est passé du stade de maladie mortelle à celui de maladie chronique. Je pense qu’en oncologie on entre aujourd’hui dans cette phase.
N’êtes-vous pas trop optimiste?
Je ne le pense pas. Je participe depuis 1989 à des réunions sur le cancer. C’est la première fois que des scientifiques prononcent souvent le mot guérison à propos de types de cancer qui étaient jugés incurables. On commence à voir la lumière au bout du tunnel, en particulier grâce à l’immunothérapie, spécialité d’Incyte.
Les systèmes de santé ne vont-ils pas exploser financièrement si les thérapies anticancéreuses sont désormais basées sur la combinaison de plusieurs médicaments hors de prix?
Ce risque est très faible. Si je reprends l’exemple du sida, vous vous souvenez peut-être du discours alarmiste sur le coût des trithérapies qui, selon certains, allait ruiner le système de santé. En fait, le système n’a pas explosé, le prix des médicaments a baissé avec l’arrivée des génériques, et tout le monde a bénéficié d’une recherche intense menée durant une dizaine d’années. Des économies globales très importantes ont été faites grâce à ces nouveaux traitements combinés. Je me souviens qu’à San Francisco cinq étages du plus grand hôpital de la ville étaient occupés pour traiter les malades du sida avec de nombreux soins palliatifs. Aujourd’hui, un petit centre de conseils et la prescription de médicaments suffisent. Il se passera sans doute la même chose avec le traitement du cancer. D’énormes frais fixes seront remplacés par un coût variable inférieur après la diminution, voire la suppression, par exemple, des traitements lourds de chimiothérapie ou de radiothérapie.
Seriez-vous favorable à un nouveau modèle de facturation des médicaments basé sur l’efficacité du traitement et le principe satisfait ou remboursé?
Entièrement. Je suis persuadé que toutes les entreprises pharmaceutiques axées sur la recherche et l’innovation seraient favorables à un tel système qui peut aujourd’hui être facilement mis en place grâce au dossier électronique du patient. Finalement, il n’est pas logique de pouvoir renvoyer au garage une voiture qui ne marche pas, mais impossible d’intervenir lorsqu’un médicament ne fonctionne pas. Le modèle qui consiste à utiliser davantage un produit peu efficace parce qu’il est moins cher n’aide pas les patients et ne stimule pas la recherche pharmaceutique.
Certaines entreprises se défendent en disant qu’elles doivent rembourser leurs importants frais de développement de médicaments. Faux argument?
Cet argument a été utilisé durant des années pour justifier un modèle économique. Dépenser des milliards de dollars pour mettre sur le marché des médicaments peu efficaces n’augmente en rien leur valeur. Un système de remboursement basé sur l’efficacité serait l’idéal, mais il se heurte à des barrage réglementaires dans plusieurs pays. Aux Etats-Unis par exemple, c’est quasiment impossible à cause du système de contrôle sévère des ristournes.
Quelles sont les principales charges d’Incyte?
L’entreprise, axée sur l’innovation, est encore en croissance. Deux tiers des collaborateurs occupent des fonctions dans la recherche et développement. Chaque jour, une centaine de molécules sont testées par nos scientifiques dans des modèles biologiques mis au point par Incyte.
Incyte fêtera ses 25 ans en 2016, mais se trouve encore dans les chiffres rouges, avec un déficit accumulé de 1,8 milliard de dollars et une dette de 840 millions. La société est-elle viable?
Le cycle du retour sur investissement est très long dans la recherche pharmaceutique. L’entreprise, par les ventes de Jakavi et les royalties qu’elle touche, notamment de Novartis, encaisse désormais davantage d’argent liquide qu’elle n’en dépense. La société est encore légèrement déficitaire car une partie des salaires est payée en actions. Il faut aussi dire que le modèle actuel de développement d’Incyte n’a débuté qu’en 2001. Auparavant c’était une société axée sur le décodage du génome humain, basée en Californie.
Serez-vous bénéficiaire en 2016?
Je ne peux pas indiquer une date précise de sortie de la situation déficitaire. Cela dépendra du succès de notre portefeuille de molécules dont plusieurs sont déjà en phase III. Je constate cependant que nos recettes progressent fortement. En deux ans, les revenus tirés de Jakavi sont passés de 80 millions de dollars à près de 200 millions de dollars par trimestre. Le dossier d’homologation d’un médicament contre la polyarthrite rhumatoïde, développé en partenariat avec Eli Lilly, sera déposé aux Etats-Unis dans quelques semaines. Incyte touchera des royalties situées en 20 et 29% des ventes mondiales de ce produit dont les résultats cliniques sont supérieurs à Humira d’AbbVie.
Comment avez-vous choisi Genève en tant que centre européen?
Genève était, avec Paris et Londres, dans la sélection finale. Finalement, nous avons opté pour Genève, cosmopolite, car nous ne voulions pas avoir une étiquette nationale européenne trop forte, et aussi à cause du niveau des soins en oncologie dans le pays et sa facilité d’accès à des spécialistes très qualifiés. Nous les avons trouvés sans difficulté, une douzaine pour l’instant, grâce à l’ancienne présence de Merck Serono. La Suisse sera aussi examinée lorsque nous choisirons notre lieu de production des médicaments.
Incyte court-il le risque d’être racheté par une grande entreprise pharmaceutique?
Toutes les décisions que nous prenons vont dans le sens de la volonté de rester indépendants et de croître pour devenir une société gérant l’entier de la chaîne de recherche, de production et de commercialisation de nos médicaments.