Par: Alain Hochereau
Promenons-nous dans le bois, pendant que les loups n’y sont pas… La
nuit, le Village est le lieu de prédilection d’une faune bigarrée composée
de gais, lesbiennes, transexuels, bisexuels, travestis et même de straights
(bien que pour une fois, ils soient en minorité). Mais, dans la journée, lors-
que les loups se sont réfugiés sous leur couette, on y croise une majorité
d’hétérosexuels.
Le Village serait-il straight?
Par un raccourci intellectuel sans doute paresseux, je m’imaginais que
si le Village était un gai village, c’est parce que les gais y avaient élu
domicile en majorité. Mais, la Chambre de Commerce Gaie de Montréal
ma confirmé qu’il n’y aurait que 17% de gais et lesbiennes dans cet étroit
quadrilataire du quartier Centre-Sud. Et quand bien même cela représen-
terait une concentration deux fois supérieure à la moyenne nationale, cela
ne ferait jamais qu’à peine un gai pour quatre straights.
Je n’étais pas seulement surpris de constater que le Village n’était pas
tellement plus gai que le Plateau Mont-Royal; je voulais comprendre ce
qui faisait de mon quartier un « village ». Je me suis mis à enquêter pour
éclairer mes nombreuses lanternes. J’ai interrogé mes amis gais, des pro-
fessionnels, des psychologues, des historiens, des agents immobiliers…
Tout le monde a semblé très surpris que je me pose la question, tant la
réponse leur semblait évidente : bien sûr que les gais n’habitent pas le Vil-
lage, pourquoi? En revanche, il ne semblait pas y avoir de consensus clair
sur les explications à donner sur les origines et l’identité du Village. Les
statistiques manquent, les études sont peu nombreuses et il y a beaucoup
de tabous et de non-dits. On n’habite pas le Village, mais on y sort. On le
trouve très laid, mais on ne voudrait pas qu’il disparaisse. On ne l’aime
pas du tout et on ne souhaite pas en parler, mais on l’adore pareil et il y a
toujours une place pour lui dans le coeur de chacun. C’est une relation pa-
radoxale d’amour et de haine, à l’instar d’une communauté tiraillée entre
une volonté de reconnaissance et un besoin d’intégration.
Mais je suis straight (traduisez par carré, rationnel) et j’ai donc besoin
de comprendre, lorsque je suis surpris. Et pour savoir qui l’on est, il faut
commencer par comprendre d’où l’on vient.
Un peu d’histoire
Depuis la nuit des temps, il y a des gais comme il y a des hétéros. Ça je le
savais, pour me souvenir des éphèbes grecs, de l’Antinoüs d’Hadrien et des
mignons d’Henri II. Mais c’est vrai que pendant longtemps, on essayait de ne
pas trop le montrer. A Montréal aussi, il fut un temps où lorsqu’on était gai, on
le cachait. On choisissait son quartier de résidence selon sa culture, ses goûts
et son compte en banque, non pas en fonction de son orientation sexuelle.
Il fallait aussi que ses sorties ne trahissent pas sa nature. Pour noyer le
poisson, les bars gais étaient perdus dans l’Ouest au milieu d’un magma
de lieux straights. Du coup, si on rencontrait un collègue de travail dans
la rue, on ne risquait pas d’être pris pour ce qu’on était. C’était prati-
que pour assurer son anonymat. Pourquoi les bars gais étaient-ils dans
l’Ouest, alors que, jusque dans les années 60, il existait de nombreux bars
et cabarets dans le quartier centre-sud, une infrastructure qui a d’ailleurs
beaucoup facilité la création du Village des années 80? Je n’ai pas trouvé
de réponse. Peut-être pensait-on qu’en s’immergeant dans une population
anglophone qui dominait le Québec d’alors, on pouvait mieux dissiper les
doutes. Peut-être croyait-on qu’en préférant le conformisme anglo-saxon
aux frasques latins, on se garantissait de ne pas risquer de passer pour
un marginal. Dans tous les cas, à l’époque, la dispersion des gais, tant
dans leur résidence que dans leurs sorties, faisait écho à leur besoin de
discrétion.
Dans les années 70, tout le monde se libère et tout le monde revendique :
les femmes, les jeunes, les noirs et les gais. On affiche sa différence et on
se regroupe pour partager des valeurs communes. Né au début des années
80, autour de la création de nouveaux pôles d’attraction comme le Max et
le Cox qui coincide avec la disparition de temples de l’Ouest comme le
Bud’s, le Village devient la vitrine d’une identité qui s’affirme, construite
à l’intérieur d’une zone géographique délimitée. On y sort, on y mange,
on y magazine et on y dort.
Mais si le Village s’est construit comme étendard d’une différence, pour-
quoi diable n’y a-t-il pas plus de résidents gais dans le Village? On m’a
répondu que c’était trop étroit. C’est vrai qu’il n’y aurait peut-être pas de
place pour les quelques 100,000 gais, lesbiennes et bisexuels qui habitent
l’Est de Montréal. Mais il y aurait sûrement assez d’espace pour tenir
compagnie aux 2,000 ménages homosexuels qui y sont déjà installés. On
m’a alors rétorqué que ça ressemblerait trop à un ghetto.
Le Village, un ghetto?
C’est vrai qu’il arrive qu’on parle de ghetto en désignant le Village,
d’ailleurs qu’on soit straight ou gai. Déjà dans les années 70, en plein
mouvement séparationniste, alors que la plupart revendiquait l’émergence
d’une société distincte à l’écart de la majorité straight, certains gais s’alar-
maient du risque de ghettoïsation. Mais un ghetto reste historiquement une
zone géographique où l’on contraint une minorité à demeurer pour la sé-
parer du reste de la population. Ça n’a jamais été le cas des quartiers gais.
Il y a notamment une forte concentration d’étudiants, y compris venus
d’Europe, qui ne peuvent pas se permettre d’habiter dans le quartier latin
ou le quartier Mc Gill. Mais si le Village n’est ni un ghetto où l’on est
contraint de vivre, ni un village où l’on a envie de vivre, il n’est peut-être
qu’une illusion dont on parle beaucoup pour se convaincre qu’il existe.
D’ailleurs, certains m’ont dit qu’une fois que les gais et lesbiennes auront
obtenus les mêmes droits que leurs homologues hétéros et que l’homo-
sexualité ne sera plus un sujet de discussion politique, le Village n’aura
plus sa raison d’être et qu’il disparaîtra.
Peut-être pas…
Selon l’anthropologue québécois Michel Dorais (Eloge de la diversité sexuelle,
Montréal 1999), la communauté homosexuelle se partage historiquement entre
deux idéologies distinctes : l’une intégrationniste, recherchant l’obtention des mê-
mes droits que les hétéros, l’autre séparatiste, revendiquant la reconnaissance d’une
culture homosexuelle autonome, en marge de la majorité hétéro. Et bien, peut-être
que notre Village est une réconciliation de ces deux points de vue, et même, qui
sait, davantage. Car, si le Village n’est pas gai, si le Village n’est pas ce ghetto
dont certains on parlé et qu’il n’a d’ailleurs jamais été, si le Village n’est pas cette
vitrine, cet étendard de la fierté gaie, alors, peut-être n’est-il que ce havre où l’on ne
fait pas que sortir, où l’on ne fait pas qu’habiter, mais où l’on peut vivre. Vivre son
orientation sexuelle, vivre sa différence, son unicité, sans jugement, sans pression
sociale. Vivre et être soi-même. Un endroit où se reposer de la société. Pas juste un
lieu d’expression d’une homosexualité qui veut vivre. Un endroit où les femmes
hétéros viennent se trémousser sans risquer de passer pour des objets sexuels, un
endroit où les hommes hétéros peuvent prendre un verre et bavarder sans avoir la
pression de devoir cruiser, plaire et performer. Et si le Village était un état d’esprit
au delà des différences, une rebellion tranquille face à un monde impersonnel et
névropate, pour vivre en paix avec soi-même?
Je me souviens de petits villages espagnols accrochés aux premiers contreforts
des Pyrénées. Les tavernes se touchent quasiment les unes aux autres. Le soir
venu, on passe de l’une à l’autre sans s’attacher nulle part, en échangeant quelques
plaisanteries avec ceux que l’on croise, qu’on ne connaît pas mais à qui ont sourit
pareil. Ce sont des villages où l’on se colle les uns aux autres, sans arrière-pensée,
ni jugement, juste pour le plaisir de se sentir vivant. C’est peut-être ça le Village…
Le drapeau officiel des hétérosexuels 2005: un parfait mélange
entre les opposés.
C’est une grande fête, un rassemblement volontaire, un carnaval identi-
taire, qui les a fait naître, même si c’était souvent au début une fête plutôt
musclée comme lors des émeutes de Stonewall en 69. On se séparait alors
du reste de la population pour qu’elle nous voit. Peut-être qu’aujourd’hui,
on a moins envie d’être vu. Peut-être en éprouve-t-on moins le besoin. Ça
expliquerait la désaffection grandissante de la communauté pour certaines
manifestations gaies. L’homosexualité a été banalisée par le sida. Un cer-
tain nombre de droits sont désormais reconnus. Il y a encore du chemin
à faire, mais ça s’en vient tranquillement. Et puis, l’homme moderne a
besoin d’espace et de diversité. On a quitté son petit village de campagne
pour s’installer dans les grandes villes. On communique avec le monde
entier et on goûte à différentes cultures. Ce n’est pas pour se retrouver
enfermé dans un autre village : travailler, manger, sortir, dormir dans le
même petit rectangle urbain, comme une petite fourmi dans sa fourmi-
lière. Beaucoup de mes amis s’y refusent, et je les comprends.
Néanmoins, le charme d’un village a en général quelque chose d’irrésisti-
ble qui fait que je m’interroge toujours sur la relative faible représentation
des gais dans le Village.
Mais, le Village est-il vraiment un Village?
Un village, c’est un petit coin de pays où il fait bon vivre. Il y a une bou-
langerie, une épicerie, une boucherie. On va prier à l’église, on devise
sur la Grand Place et on trinque au bistrot. En fait, un village c’est un
endroit qu’on aime et dont on est fier, bref un endroit que l’on s’approprie.
Dans le Village, les places publiques ressemblent à des terrains vagues,
les chapelets de dépanneurs se substituent aux boulangeries, boucheries
et autres épiceries, les commerces battent de l’aile et les immeubles font
grise mine.
Le Village n’est pas un village. Certains disent même que ce n’est à peine
qu’une rue. Pas étonnant qu’on ne veuille pas y habiter quand on en a les
moyens. Les gais nantis résident tous à l’extérieur. Le Plateau, avec ses
parcs et sa vie sur le Mont Royal, est le premier ou deuxième endroit de
résidence de prédilection (selon qu’on parle des gais ou des lesbiennes et
selon les chiffres qu’on utilise, qui sont de toute façon plutôt flous). Car on
n’habite pas dans le Village parce qu’on est gai, mais pour des raisons éco-
nomiques et sa proximité avec le centre-ville. Déjà dans la fin des années
60, à partir de la construction du métro, de nombreux gais se sont installés
dans le quartier, alors que le Village n’existait pas encore.
Le quartier centre-sud offrait des loyers abordables tout en restant à
quelques stations de métro du centre-ville et des bars gais de l’Ouest.
Aujourd’hui encore, on choisit le Village parce que le prix des ré-
sidences y reste abordable et qu’on est à proximité du centre-ville.