Caroline Gréco
Pour cela, il fallait que quelqu’un vienne me remplacer. Je me trouvais dans une situation impossible car tu ne voulais plus voir personne ! J’avais pourtant eu de bon contacts avec des associations sida, j’avais discuté, à plusieurs reprises, avec des garçons prêts à venir te rendre visite, mais tu n’acceptais déjà pas que des amis ou des parents viennent à la maison, et tu ne voulais surtout pas rencontrer des inconnus.
Tu te plaignais pourtant, parfois, de la solitude qui t’entourait, et puis, avec ton petit sourire : « Tu vas me dire que c’est moi qui ai choisi l’isolement et que je n’ai qu’à assumer ce choix. C’est vrai, tu as raison. Je n’ai pas envie de voir du monde, de découvrir des regards de compassion, des gestes de peur, ou d’entendre des paroles de consolation. Tu es là, avec toi je peux être vrai, te dire ma souffrance et mon désespoir, mais aussi parler de tout et de rien, de nos souvenirs, de nos projets. Tu n’as pas pitié de moi, ton regard sur moi n’a pas changé, et c’est cela qui me donne du courage. Tant que tu seras à mes côtés, je ne paniquerai pas. Qu’est-ce que je vais dire à un inconnu?
Comment va-t-il me regarder? J’ai trop honte de moi, de ma maladie. Je maigris tous les jours, regarde mes jambes, mes bras, je perds mes cheveux. J’ai de la peine à parler, à bouger dans mon lit.
Non, je ne veux voir personne. Je voudrais que tous ceux qui m’aiment gardent un souvenir de moi bien vivant, bien en chair et non celui d’un mourant. » Encore une grave rechute le mois suivant, de nouveau l’angoisse, la peur et cette terrible question : « Tiendras-tu le coup ? »
Cette fois-ci le médecin propose un séjour en maison de repos, à la montagne, pendant un mois. « Les poumons de Julien ont besoin d’air pur, nous dit-il, et un changement de climat lui redonnera peut-être les forces qu’il est en train de perdre. »
Tu te sentais perdu à l’idée de nous quitter, mais l’attrait de la montagne était fort et les photos de l’endroit, que nous avions vues te donnaient envie de partir. La maison de repos ressemblait à un hôtel, c’était une construction moderne et claire, les chambres étaient pleines de couleurs, et cette région des Pyrénées, sous la neige à cette époque, était magnifique. Très faible, partagé entre la peur d’affronter l’inconnu sans nous et l’envie de « partir en vacances », tu as finalement dit oui et tu es parti en ambulance. Le voyage était long, et toi, épuisé, après ce séjour à l’hôpital.
Le premier coup de fil a été rassurant : l’endroit était vraiment très beau, le voyage s’était bien passé. Mais, dès le lendemain, les choses ont commencé à se gâter: « Maman, on recommence à me faire des prises de sang et des tas d’analyses.
Pourtant ils ont tous les résultats avec le dossier de l’hôpital que je leur ai donné ! Je croyais être en vacances, ils ne peuvent pas me laisser en paix ? Je me suis disputé avec le docteur ».
Le lendemain, nouvel appel angoissé : « Je veux rentrer, je craque, il n’y a que des malades du sida ici, à quelques exceptions près, c’est horrible je les regarde et je me dis qu’un jour ou l’autre je finirai comme eux. Maman, tu ne peux pas t‘imaginer combien c’est dur pour moi de les voir, nous mangeons tous ensemble. Certains ont même des malaises pendant le repas, c’est effrayant et atroce. J’ai devant mes yeux mon devenir, viens me chercher, je t’en prie ! »
Tu as tenu bon pendant une semaine. Ces journées furent très éprouvantes pour toi et pour nous, tes parents. Tes appels téléphoniques étaient fréquents et pathétiques.
Nous sommes partis te chercher. C’était le jour de Pâques, nous avions une réunion de famille importante, mais tu étais une priorité absolue. Il faisait un temps splendide, mais froid; et au fur et à mesure que nous nous rapprochions des Pyrénées, on apercevait la neige sur les montagnes. Nous admirions ce tableau magnifique en nous demandant, le coeur serré, comment nous allions te retrouver, quelles étaient tes chances de survie, comment allait être notre avenir. Tu nous attendais avec impatience, et nous avons été surpris de te revoir un peu plus en forme, avec une meilleure mine malgré la semaine infernale que, d’après toi, tu avais passée là-bas.
Si je regrette que ce séjour à la montagne se soit si mal passé, je comprends aussi ton anxiété et ta peur, Julien, de te sentir entouré de malades du sida. En quelque sorte, en les regardant, tu pouvais t’imaginer l’évolution de la maladie, ses différents stades. Comment pouvais-tu, dans ces conditions, retrouver le moral et l’envie de vivre ?
Difficile de raconter la maladie : cette fatigue immense qui vous tombe dessus et enlève tout courage de faire quoi que ce soit. Tout est pénible : parler, se lever, regarder la télévision, lire. Seul le cerveau reste actif, et les pensées défilent à une allure folle : maigre compensation, triomphe du mental sur le physique qui n’en peut plus?
Les semaines ont passé, avec des hauts et des bas, des rires et des larmes. La fièvre, la toux, la douleur, douleur morale surtout, insupportable par moments. Brusquement, tu allais mieux, et je te retrouvais sur la terrasse, au soleil. Tu allais voir tes oiseaux, et je t’entendais rire quand ton canari préféré « répondait » à tes petites questions, puis entamait un chant magnifique, pour t’exprimer sa joie de te revoir enfin. Parfois, tu voulais m’accompagner lorsque j’avais une course à faire dans le quartier. Tu n’avais pas le courage de conduire ta voiture, mais tu étais heureux de faire un tour. Ces sorties étaient très limitées dans le temps, car tu te fatiguais très vite. N’empêche, nous étions heureux de pouvoir quitter la maison pendant un moment, c’était un signe d’amélioration, et nous faisions des projets de voyage.
Nous avions encore tellement de choses à voir à Florence, ta ville préférée. Tu étais incollable en peinture et en sculpture ! En attendant de retourner en Italie, tu rêvais de tous les chefs d’œuvre que tu voulais revoir.
Tous les mois, tu étais hospitalisé pendant quelques jours pour des contrôles. C’était pour toi une épreuve très dure à accepter : tu ne pouvais plus nier l’état de ta santé. Tu étais malade, à l’hôpital, c’était impossible de l’oublier, de le cacher. Les infirmières que tu connaissais bien t’accueillaient toujours avec le sourire et beaucoup de gentillesse. Les prises de sang étaient une torture, tu n’avais plus de veines. Je t’accompagnais au rez-de-chaussée pour les radios ou un contrôle chez le cardiologue.
Ces rendez-vous étaient très fatiguant pour toi qui avais parfois de la peine à parcourir les longs couloirs de l’hôpital. Je te poussais alors, doucement, dans ta chaise roulante, ensuite il fallait attendre ton tour. Tu n’aimais pas le regard des autres sur toi, et je sentais la honte qui t’envahissait. Ton visage se renfermait, ton regard se figeait. Impossible, même pour moi, d’avoir un contact. La chaise était inconfortable, tu avais mal partout, et le temps semblait s’arrêter. Je souffrais avec toi. Lorsque, enfin, ton tour arrivait, je recommençais à vivre et je t’attendais en marchant dans le couloir.
Une fois, je m’en souviens, je t’ai retrouvé totalement effondré. Lorsque tu avais quitté le cabinet du cardiologue, celui-ci avait dit, un peu trop fort, à l’infirmière qui était avec lui :
« C’est un pédé ! »
Puis ils avaient ri.
Passé le premier choc, et l’envie d’aller les insulter : à quoi bon ? Le client suivant était déjà entré, et tu étais trop fatigué pour attendre encore. Nous sommes retournés dans ta chambre en inventant les tortures les plus affreuses qu’on aurait fait subir à ces idiots qui ne méritaient que notre mépris le plus profond.
La tolérance : accepter et respecter l’autre, ses différences, même si celles-ci vont à l’encontre de nos idées, de notre façon de voir, de notre manière de vivre. N’est-ce pas un des points essentiels qui conditionne l’accueil des malades ?
À l’hôpital, tu avais beau te raisonner, puisque tu savais que cela ne durait que quelques jours, le moral en prenait un sacré coup. Je passais beaucoup de temps avec toi.
Suite dans notre
prochaine édition…
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