Caroline Gréco
Je puisais alors dans mes réserves de courage et j’ouvrais tout doucement la porte de ta chambre : ouf! Tu t’étais assoupi: tu vivais encore et moi, je recommençais à vivre.
Si le début de la journée était dur pour moi, je pense que, pour toi, c’était encore pire. Combien de fois je te trouvais au bord de la crise nerveuse: « Maman, je suis de nouveau tout trempé, je n’en peux plus : depuis des mois et des mois, dès que je m’endors, je commence à transpirer. Regarde, tout est mouillé : l’oreiller, le drap, ma nuque. Maman, je suis si fatigué. Je n’arrive pas à dormir et pourtant, dès que je ferme les yeux, je m’assoupis et cinq minutes plus tard, j’ai froid: je suis tellement mouillé, c’est comme si je sortais de la douche. Il suffit que je me réveille pour que la transpiration cesse et je passe mes nuits bêtement assis, en luttant pour ne pas me rendormir. La nuit est toujours interminable, j’attends le petit jour avec anxiété. Vers cinq heures, quand le ciel commence à blanchir, il me semble que je tiens le bon bout.
Un jour nouveau arrive et, avec lui, l’espoir. Est-ce que j’arriverai à tenir le coup? Le matin, je t’attends avec impatience, je suis heureux de te voir : ce n’est pas la peine de t’expliquer comment j’ai passé la nuit, il suffit de jeter un coup d’oeil sur le tas de T-shirts jetés par terre. J’en ai marre!» Il n’y avait rien à dire.
Je revenais avec le café, et l’ambiance devenait plus légère. Philippe partageait souvent ces moments avec nous. Il essayait de nous faire rire avec son humour et son optimisme apparent qui cachaient si bien son véritable état d’esprit. Soucieux, il partait travailler, et je me retrouvais seule avec toi toute la journée.
Marie pleure silencieusement. Elle s’est réfugiée dans un coin du salon, vers la fenêtre, là où la vue s’étend sur la mer. Elle fait semblant de suivre le vol des goélands qui entourent un bateau de pêche rentrant au port dans ce matin ensoleillé, mais ses yeux, pleins de larmes, l’empêchent de voir quoi que ce soit. Frédéric et Marie sont là souvent depuis que ton état s’est aggravé. Nous attendons leur venue avec joie et tristesse en même temps si nous sommes contents de les voir, la fréquence de leur présence à la maison est signe d’un événement grave.
Je vais près d’elle et je l’embrasse. J’aime beaucoup cette belle-fille qui a su si bien prendre sa place dans notre famille.
Marie est devenue, dans mon cœur, la fille que je n’ai jamais eue et que je désirais tant. Une grande complicité nous lie. Tu nous taquinais souvent : « Maman, tu peux enfin parler chiffons avec quelqu’un qui pourra te comprendre ! » « Caroline, me dit Marie. Je suis sous le choc. Je viens de rentrer dans la chambre de Julien pour lui faire une petite visite pendant que Frédéric prend sa douche. Il fait chaud, ce matin, avec le soleil qui tape sur les vitres, Julien avait rejeté son drap. La maigreur de son corps m’a impressionnée, les jambes surtout. Il m’a semblé voir un squelette recouvert de peau : je distinguais exactement la forme de ses os, le genou est une grosse boursouflure puisqu’il n’y a plus de graisse pour envelopper le fémur et le tibia. La cheville et les pieds surtout m’ont terrifiée. On pourrait aisément compter même les plus petits os. Son estomac est si enflé. Caroline, on dirait qu’il est prêt à exploser. C’est un tel contraste avec sa maigreur ! Je ne l’avais jamais vu ainsi. Julien a d’ailleurs eu l’air contrarié, il s’est recouvert précipitamment.
« Son visage a changé aussi: les yeux sont devenus immenses dans sa figure émaciée. Il se plaint de perdre les cheveux, bien qu’il en ait encore suffisamment pour que cela ne choque pas. J’ai pu m’habituer petit à petit au changement de ses traits: nous venons relativement souvent vous voir et à chacune de nos visites, nous ne pouvons que nous désoler en constatant sa beauté qui s’en va. Je n’avais plus vu son corps depuis fort longtemps. J’imagine tellement son désespoir ! »
Ce changement physique a été beaucoup plus facile à accepter pour moi, car je te vois tous les jours. Un beau jour, j’ai brusquement pris conscience de ta maigreur, Julien. Cela m’a fait mal mais ne m’a pas choquée. Ton visage, surtout, me chagrinait.
Ta beauté, qui était jalousée par beaucoup de tes amis, a commencé par perdre de son éclat. Je m’en suis aperçue il y a quelques mois lorsque, en te regardant un jour où tu étais mieux, j’ai pensé que tu avais retrouvé ta beauté ! Hélas, cette impression n’a duré qu’un bref moment. La maladie t’enlaidissait, malgré quelques périodes de répit. Petit à petit, tes yeux se sont enfoncés dans tes orbites, ta pupille s’est agrandie, ton regard a changé, tes cheveux se sont raréfiés. Je me rendais compte que tu n’étais plus le beau garçon d’autrefois, mais mes yeux de mère refusaient de voir la laideur. J’arrivais toujours à découvrir un petit détail qui me rappelait la beauté perdue, et cela me suffisait.
Mais le jour où une infirmière m’a dit : « Qu’est ce qu’il devait être beau, votre fils!» j’ai été extrêmement choquée, car cette petite phrase bien anodine, m’ouvrait les yeux sur la réalité.
Pendant les tout derniers mois, tu as permis à une amie de longue date de venir te voir. Marine te connaissait depuis longtemps, mais elle non plus n’avait pas, jusque là, eu la permission de franchir le seuil de ta chambre. Par quel miracle as-tu accepté de lui parler au téléphone lorsqu’elle a appelé ?
Marine a été pour moi une amie précieuse. Elle passait de temps en temps et, avec elle, il y avait un peu de vie et de gaieté dans la maison. J’en profitais pour faire une course urgente, donner un coup de fil tranquillement ou simplement pour me détendre un peu en lisant. Elle t’apportait souvent des petits repas de chez McDonald.
Tu te régalais. Ton odorat et ton goût s’étaient passablement détériorés. Tu me reprochais de ne plus savoir cuisiner car la nourriture avait pour toi un goût si détestable que tu ne voulais plus rien manger. Tu étais heureux de voir arriver Marine avec son petit paquet… toi qui avais toujours détesté les fast-foods ! Elle apportait des nouvelles de vos amis communs. Pour toi qui étais coupé du monde, Marine était un lien important, une bouffée d’oxygène qui te relayait à tout ce qui avait été ta vie d’avant. Elle ne restait jamais bien longtemps car tu étais vite fatigué. Sa présence me donnait du courage et me faisait du bien.
J’ai rencontré Cécile par hasard. Elle calmait tes angoisses par la relaxation, elle savait t’écouter et te parler. Une amitié très forte et profonde s’est vite nouée entre vous. Cécile venait souvent te rendre visite et elle savait aussi prendre son temps si elle sentait que tu avais besoin d’elle. Elle arrivait avec un petit cadeau : cela pouvait être une rose magnifique de son jardin, quelques chocolats, un poème…
Après son départ, je te retrouvais apaisé. Il y a des sujets qui sont plus difficiles à aborder avec les parents, et il est plus simple de s’ouvrir à un étranger. Tu voulais m’épargner tes crises de désespoir et ces questions lancinantes sur la maladie, la peur, la mort. À Cécile, tu pouvais dire tes anxiétés, tes angoisses. Je n’ai jamais réussi à parler de la mort avec toi. J’étais rassurée que tu puisses en discuter avec elle. « Je ne veux pas en parler avec maman.
Je voudrais lui épargner cette conversation, elle a déjà tellement de peine de me voir ainsi, et puis c’est trop dur pour tous les deux. »En quelque sorte, tu voulais me protéger d’un «trop-plein» de douleur.
J’en ai par contre beaucoup parlé avec Philippe car, honnêtement, je n’étais pas à l’aise devant un sujet aussi grave. Je n’avais pas encore fait l’expérience d’un accompagnement en fin de vie et je me sentais démunie devant ce problème. J’avais essayé de m’informer en lisant quelques livres, mais il y a une différence quand on est directement confrontée à ce genre de situation !
Au début de ta maladie, je dois avouer que je ne pouvais accepter l’idée de te voir mourir à la maison : cela me paniquait. J’étais seule avec toi toute la journée et je n’avais pas la force d’assumer ce face-à-face. Les jours, les mois passaient.
Suite dans notre
prochaine édition…
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