Ces ouvrières chantent le chaos de la croissance cambodgienne

Rue89
Exploitation dans les usines textiles, esclavage sexuel, évictions forcées, sida, corruption : à elles sept, ces jeunes femmes ont subi tous les fléaux du Cambodge. Ouvrières reconverties en chanteuses, elles ont constitué voilà six ans un groupe a cappella, The Messenger Band.

Mais les textes de Vun Em, Sothany, Chivika, Sompose, Somneang, Leakna, Van Huon ne racontent pas des amours impossibles dupliquées à l’infini comme le font les chanteurs populaires. Le Messenger Band, empruntant les mélodies des tubes khmers, aborde des thèmes autrement corsés.

Ainsi, elles appellent à la compassion envers les « filles légères », si souvent méprisées par leur société, qui se sont retrouvées dès leur jeune âge à devoir vendre leur corps, au risque d’être contaminées par le sida, parce que « les dollars sont le seul pont permettant à leur famille de survivre ».
Des concerts au milieu des manifs ouvrières

Avec des paroles d’une simplicité poignante, elles chantent aussi le travail à l’usine, les méfaits de la libéralisation, les familles chassées à coups de bâton de leurs maisons, les paysans qui se retrouvent vagabonds, leurs terres ayant été livrées aux concessions étrangères ou à des membres de l’élite politique.

La démarche de Messenger Band est particulièrement courageuse dans un pays où les artistes subissent des intimidations et sont même menacées d’assassinat.

Loin des scènes kitsch, les sept chanteuses aiment se produire au beau milieu d’une manifestation ouvrière ou d’une confrontation entre la police et des habitants refusant être expulsés de leur quartier.

Et le Messenger Band ne risque pas de manquer d’inspiration. A Phnom Penh, le visiteur est frappé par les multiples chantiers qui mettent la ville sens dessus dessous. Sur la route de l’aéroport s’étendent à perte de vue des enfilades de constructions à deux étages flambant neufs, mais tous vides.

La capitale rêve d’arborer les signes de réussite des autres métropoles asiatiques. Sur le boulevard Monivong, l’une des artères principales, deux tours jumelles sont censées se dresser sur plus de 40 étages. De ces gratte-ciel financés par des capitaux sud-coréens, l’un n’en finit pas d’être en construction, l’autre n’existe qu’à l’état virtuel.
La croissance économique profite à une minorité

Ainsi que ne cesse de le rappeler le ministre des Finances Keat Chhon, le Cambodge peut se targuer d’une croissance économique de 6% pour 2011 – un chiffre encourageant pour l’un des pays les plus pauvres du monde. De 1997 à 2007, le PIB progressait de 10% annuellement, avec un revenu mensuel par habitant passant de 300 dollars à 600.

Mais cette croissance fragile, basée sur la spéculation, ne profite qu’aux riches élites. Un fait que n’hésitent pas à reconnaître nombre d’économistes et hommes d’affaires, qui préfèrent garder l’anonymat. Seules des bases plus saines permettront une économie solide, affirment-ils.

Cette année, le gouvernement cambodgien et la bourse sud-coréenne lancent à Phnom Penh la toute première bourse du Cambodge. Les perspectives concernent surtout la construction avec des dispositions censées pousser les autorités et les entreprises cambodgiennes à lutter contre la corruption.
« Les centres commerciaux ne sont presque jamais achevés »

« Un boom économique factice dans un pays gonflé artificiellement », ricane Thun Saray, président de l’Association pour les droits de l’homme et le développement au Cambodge (Adhoc).

« Les usines textiles sont de plus en plus nombreuses, mais qui en sont les propriétaires ? Des Coréens, des Malais, des Singapouriens… Les bénéfices partent là-bas, et ne restent ici que les misérables 60 dollars mensuels des ouvrières.

Quant aux buildings et gigantesques centres commerciaux, ils ne sont presque jamais achevés : il n’y a pas de demande, seulement des spéculateurs. Les gens sont bien trop pauvres pour acheter.

La croissance ne profite qu’à une infime minorité, tandis que les autres en paient le prix fort. »

Grève dans une usine textile, après 3 mois de salaires impayés (Carole Vann)

Actuellement, 500 000 Cambodgiens à travers le pays sont victimes d’évictions forcées. Kek Galabru, fondatrice de la Licadho (l’autre principale organisation de défense des droits de l’homme au Cambodge), raconte :

« S’ils refusent de partir, les forces de l’ordre débarquent et brûlent les logements, tabassent les habitants, arrêtent les contestataires. »

Le problème des évictions forcées est lié à l’histoire récente du pays. A la chute des Khmers rouges en 1979, les survivants ont regagné les villes entièrement évacuées par le régime de Pol Pot, en occupant les logements. A la campagne, ils se sont installés sur un lopin et n’ont plus bougé.

En 2001, une loi foncière est entrée en vigueur, qui stipulait que toute personne installée sur une terre depuis cinq ans, sans être contestée, en devient propriétaire. Mais pour obtenir un titre de propriété, il faut arroser une multitude de fonctionnaires, et la plupart des habitants n’en ont pas les moyens.

La même loi foncière prévoit aussi que l’Etat peut réquisitionner des terrains pour « le développement communautaire ». Les luxueux centres commerciaux, inabordables pour la plupart des Khmers, sont donc étiquetés d’intérêt public.
En dix ans, 100 000 habitants délogés de la capitale

Plus de 100 000 personnes ont été délogées de la capitale au cours de ces dix dernières années. Elles se sont retrouvées parachutées à des dizaines de kilomètres de la ville dans des terrains vagues. Pas d’eau, pas d’électricité, pas d’égouts. Isolés de tout, les relocalisés deviennent « des citoyens fantômes, privés de tout droit élémentaire », souligne Thun Saray.

Dans les zones rurales, les terres et les forêts continuent d’être pillées sans vergogne, au profit de l’élite au pouvoir et des entreprises étrangères. En 2007, Global Witness publiait un rapport explosif nommant les membres de familles influentes impliqués dans ce pillage.

Selon l’institut de recherche basé à Londres, 30% des forêts avaient été détruites en cinq ans, rapportant plus de treize millions de dollars aux proches du premier ministre Hun Sen. Alors que 40% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.

Le rapport, interdit au Cambodge, révélait aussi que depuis le début des années 90, plus d’un million d’hectares de terre avaient été cédés à des concessions étrangères ou appartenant à l’élite locale, ce malgré une loi interdisant ce genre de transaction.

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Roger-Luc Chayer Journaliste et éditeur de Gay Globe TV et de la Revue Le Point
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