À DIEU JULIEN 4
Caroline Gréco
Nous avons choisi nos armes: toi, continuant à nier farouchement la maladie, moi, avec une façade d’optimisme «d’enfer»: c’est ainsi que nous sommes entrés dans la bataille.
De nouveau tu m’as fait jurer que je ne dévoilerais pas ton état et puis:
«Je ne suis pas malade, je n’ai pas le sida, je suis seulement séropositif, d’ailleurs si cela devait empirer, maman, je ne veux RIEN savoir, à toi de discuter avec le médecin mais surtout ne me raconte rien!» Tu étais tombé au fond d’un gouffre et moi, à l’extérieur, bien installée sur les rochers, je te voyais, je te hélais, mais je ne pouvais rien faire, même pas appeler les secours puisque je t’avais promis le silence.
Qu’allions-nous devenir? Comment allions-nous nous en sortir ? Tu voulais le secret, le silence autour de ta maladie : moi, j’avais besoin d’être entourée, de pouvoir en parler pour puiser le courage et la force de t’accompagner le plus sereinement possible jusqu’à la fin. Ce secret, qui a duré de longs mois, a été l’épreuve la plus dure de ma vie, un fardeau si lourd à porter, tellement éprouvant, surtout lorsque je devais paraître gaie et enjouée devant les amis qui me demandaient de tes nouvelles, étonnés de ne plus te voir. Je jonglais alors avec des histoires inventées à chaud. C’était abominable!
Je me sentais honteuse, je pleurais en cachette. Très vite, j’ai fait le vide autour de nous. Puisque je ne pouvais pas être moi-même, je préférais ne plus voir personne, ne plus jouer la comédie. J’avais l’impression de vivre cloîtrée, j’étouffais.
Sida. Quatre lettres toutes simples pour nommer une immense tragédie. Un beau jour, on se retrouve dans la tourmente et il faut faire face. La vie et la mort prennent une autre dimension. Elles sont là, bien tangibles. Devant ce drame s’effacent tous les problèmes, tous les détails fastidieux de la vie quotidienne et brusquement on se retrouve devant ce bloc menaçant et on va à l’essentiel, car on sait que le temps est compté. Il a fallu que je puise tout au fond de moi des réserves incroyables d’énergie, et de courage pour t’aider, Julien. Toi aussi, de ton côté, tu as été un bon petit soldat, et tu t’es battu du mieux que tu as pu. Il ne faut pas oublier ton père qui, par sa présence apparemment calme et sereine était toujours là au bon moment: une présence affectueuse et solide qui nous a maintes fois empêchés de plonger dans la détresse et le chagrin.
Comment vit-on avec un malade du sida à la maison? Difficile d’oublier ce cri: «Maman, ne m’abandonne pas!
- Julien, es-tu devenu fou?
- Si tu savais maman, combien de copains se retrouvent seuls, à l’hôpital comme des pestiférés! La famille les oublie ! Maman, est-ce que tu as peur de moi, de ma maladie?»
Ta maladie? Que voulais-tu dire au juste par ce mot? Tu savais donc, mais tu ne voulais pas l’admettre. A quel jeu jouais-tu? J’étais vraiment perplexe: comment fallait-il que je me situe, quel parti prendre, quoi dire? Je déteste les situations ambiguës, et tu le savais. Il n’était pas question de te faire un discours moralisateur là-dessus, pas question non plus de te traiter de menteur. Le problème était plus subtil, plus profond, plus dramatique aussi. Tu avais certainement tout compris depuis ton hospitalisation et tu avais mis au point un système de défense qui, à mon avis, était suffisamment compliqué et tordu, mais qui devait te convenir puisque, jusqu’à la fin de ta vie, tu n’as jamais prononcé le mot sida avec moi. Tu as toujours parlé de «ta maladie», en me précisant souvent: «Je suis seulement séropositif», comme si ta séropositivité devenait, selon les périodes d’hospitalisation, «une maladie», dont tu guérissais lorsque tu allais mieux. Tu avais trouvé une manière assez spécifique et étrange de te protéger et qui avait l’air de te convenir, dans laquelle tu puisais ta force pour combattre. Cela te permettait de tenir bon et t’empêchait de sombrer dans le désespoir. Malgré ma réticence, je suis entrée dans ton jeu et, pour toute réponse, je t’ai embrassé en souriant: «Si tu savais combien j’ai peur! Julien, soyons sérieux: tu vas rester à la maison et je me battrai pour te garder le plus longtemps possible. Il est hors de question de t’oublier quelque part, et puis, bientôt, tu iras mieux et tu reprendras ta vie. Ne me parle plus d’hôpital.»
Très peu de familiers étaient vraiment au courant de ton état, et pourtant, ceux qui savaient ont eu des réactions d’effroi, voire de panique. Je savais que je devais faire attention de ne pas me contaminer avec le sang;. Tu n‘as jamais aimé prêtre tes affaires de toilette : brosse à dents et rasoir sont des objets trop personnels. Je n’ai jamais su faire des piqûres, pour cela il y avait une infirmière, donc je ne risquais rien. Il n’y avait pas d’autres soins particuliers à faire.
Lorsqu’un jour, on se retrouve avec un proche séropositif, celui-ci est souvent mal accepté, voire rejeté, alors qu’il faudrait l’entourer et l’aimer pour lu donner le courage de supporter ce drame. Étonnée et choquée, j’ai senti la peur s’installer autour de nous, parmi les très rares familiers qui avaient deviné. Peur de t’approcher, Julien, peur de t’embrasser, peur de partager les repas avec toi, peur de boire dans ton verre, peur de te toucher, peur de se servir de la salle de bains où tu prenais ta douche ! Il me semblait que ces proches, qui avaient l’air d’être tellement au courant des dangers de la contagion, oubliaient tout dès qu’ils étaient confrontés à la réalité. Pourquoi cette peur panique?
Bill Kirkpatrick, prêtre anglican qui consacre sa vie à ceux qui ont le sida, dans un quartier de Londres, décrit l’importance d’une peur surmontée: «Ce qui est vital, pour répondre aux besoins de ceux dont nous nous occupons, c’est le sacrement du toucher. On peut l’offrir de diverses façons: une simple tape sur l’épaule, une poignée de main, l’étreinte d’une embrassade, l’imposition des mains, l’onction d’huile, l’eucharistie. Toucher, c’est en vérité franchir le fossé qui nous sépare d’un autre: geste tellement essentiel pour ceux qui ne se sentent pas acceptés, qui se voient rejetés, qui ne sont même plus des vivants aux yeux des gens. Ce contact physique prend plus d’importance encore pour celui qui est engagé sur le chemin de la mort. C’est alors un geste fort que le toucher: il atteste le lien de la vie entre celui qui offre et celui qui reçoit, il crée un pont entre cette vie et l’autre. Toucher, c’est libérer les énergies salvatrices qui sont en nous (Lumière et Vie, Juillet 1990).
Avec le sida, ta sensibilité s’est encore accrue. J’avais l’impression que des antennes invisibles t’aidaient à capter de façon de plus en plus claire l’état d’esprit des rares personnes que tu acceptais de rencontrer. Tu t’apercevais du moindre geste de recul, si minime fût-il, d’un regard parfois à peine soucieux ou interrogateur, de la moindre hésitation. Tu en souffrais énormément et dès que tu me retrouvais en tête à tête, tu laissais éclater ta tristesse ou ta colère: «Maman, as-tu vu ce geste de recul lorsque j’ai voulu l’embrasser? Je suis vraiment un pestiféré, on a peur de moi, peur que je leur transmette cette saloperie s’ils me touchent, s’ils partagent leurs repas avec moi, peut-être craignent-ils aussi de tomber malades s’ils me regardent!» Cela n’a pas simplifié la vie à la maison. De plus en plus souvent, dès que tu entendais sonner à la porte,
tu te cachais dans ta chambre: «Je ne suis pas là et je ne veux voir personne!» On pense qu’actuellement l’information sur la maladie est passée, que tout le monde est au courant, et cela paraît vrai lorsqu’on en parle et que cela ne nous concerne pas. Quelle différence entre la théorie et la réalité, quelle différence devant un malade! Il s’est installé autour de nous une nébuleuse de panique, cela m’a étonnée et déroutée. J’avais besoin d’amitié, de chaleur humaine et on me donnait des adresses d’associations où j’aurais pu aller me ressourcer.
Mais j’avais surtout besoin de prendre «des vacances», sortir, faire du shopping, voir un film, oublier la maladie et l’angoisse, me changer les idées pour reprendre des forces, moralement. Je n’avais aucune envie de rencontrer des gens qui, par leur dévouement, m’auraient replongée dans l’ambiance dans laquelle je vivais à la maison!
Suite dans notre
prochaine édition…
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