YVES NAVARRE 20 ans plus tard…

Collaboration spéciale: Pierre Salducci

Romancier à succès, star médiatique et populaire, il a incarné l’espoir, l’affirmation et la liberté pour des milliers d’homosexuels pendant plus de deux décennies avant de finir sa vie tragiquement.

Véritable figure mondaine, intronisé icône gay presque malgré lui, que reste-t-il d’Yves Navarre vingt ans après sa mort? Alors que ni ses éditeurs historiques ni les grands médias ne jugent utile de lui rendre le moindre hommage, voici que le souvenir du prix Goncourt 1980 refuse de disparaître et que l’écrivain revient sur le devant de la scène, à l’initiative de quelques fidèles et grâce au soutien inconditionnel de ses anciens lecteurs.

Pour ceux qui n’ont pas connu cette époque, il est difficile d’imaginer aujourd’hui à quel point Yves Navarre a été célèbre, à quel point il était important, combien il a été aimé, louangé et consulté. À la vue du peu de traces qu’ont laissé sa vie et son œuvre dans l’espace public, on pourrait presque penser qu’il n’a jamais existé. Où sont les médiathèques, les collèges ou les rues à son nom ? Pourtant, rares sont les écrivains français parmi les contemporains de Navarre dont l’oeuvre et le parcours ont eu un tel rayonnement à la fois national et international. Même les auteurs les plus célèbres d’aujourd’hui sont loin d’atteindre la popularité et l’impact qu’a connus cet homme en son temps.

Né en 1940, Yves Navarre surgit dès 1971 avec un premier roman, Lady Black, publié chez Flammarion. Il a tout juste 30 ans et a déjà écrit dix-sept romans auparavant mais aucun n’a jamais trouvé preneur. Pour lui, c’est la délivrance. Il quitte le milieu de la publicité où il exerçait comme concepteur rédacteur et se consacre à temps plein à l’écriture. Il signera en tout une trentaine de romans, mais aussi des pièces de théâtre, des poèmes, des chansons, des livres pour enfants.

Dès ses premiers livres, il aborde librement le thème de l’homosexualité et choque par sa liberté de ton dans une France conservatrice pour qui le sujet est toujours tabou. Plus on le lui reprochera et plus il s’obstinera, refusant le silence, refusant de se taire. Il a déjà beaucoup vécu, et il a aussi souffert. Il a une revanche à prendre sur la vie, il a du temps à rattraper sur toutes ces années où il s’est senti bâillonné par le refus des uns et des autres.

Les années soixante-dix feront de lui une véritable étoile montante. On se l’arrache. Il devient l’écrivain à la mode, fréquente les grands de ce monde. Il est l’ami du tout Paris branché et people. Il pose nu à plusieurs reprises et publie ses photos dans des magazines branchés ou des albums de personnalités, au grand dam des âmes bien pensantes.

Des artistes renommés font son portrait, tels que David Hockney, Aleko Fassianos, Daniel Boudinet ou Jean-Daniel Cadinot. Il collabore à de nombreux projets, en France comme à l’étranger. Il écrit même pour le cinéma et raffle en passant un prix du meilleur scénario pour un film avant-gardiste suisse dont il a signé les dialogues. Son théâtre est joué sur scène et prend l’affiche un peu partout. En 1979, il rate de peu le Goncourt avec Le Temps voulu mais connaîtra finalement la consécration l’année suivante en recevant le fameux trophée pour son roman Le Jardin d’acclimatation dans lequel il dénonce le sort réservé aux homosexuels à l’intérieur même de leur propre famille. Le livre deviendra un énorme succès d’édition.

Au début des années 80, Yves Navarre est au sommet de sa carrière. On le voit partout. Il est même nommé porte parole de François Mitterrand en 1981. Pendant des années, il va rester incontournable. Il est de tous les plateaux télé, de toutes les émissions de radio, pas un débat d’idées ne se tient sans qu’il ne vienne donner son avis. Il fait la une de plusieurs revues, dont le magazine new yorkais Christopher Street qui le présente comme l’écrivain “le plus hot”, il bombarde les journaux d’articles, se fait inviter à droite et à gauche. Polyglotte, il parle parfaitement anglais et espagnol, sa réputation devient internationale et il est traduit dans le monde entier. Mais ces années fastes ne dureront pas. En 1984, victime d’un accident vasculaire cérébral, il échappe de peu à la mort et se retrouve fortement diminué. Il a à peine 43 ans, il ne lui reste que dix ans à vivre.

Absorbé par la rééducation et les traitements, Yves Navarre doit réapprendre à vivre et se trouve moins disponible pour la gloire et les paillettes. Il se sent diminué, il ne séduit plus. Il trouve ça difficile. La solitude lui pèse. Il continue d’écrire mais il porte en lui une amertume qui se manifeste de plus en plus souvent, jusqu’à saturation. Fatigué d’être présenté comme le porte drapeau de la cause gay, horrifié par l’étiquette d’écrivain gay qui lui colle à la peau, il s’affranchit des provocations et prend une direction plus consensuelle, comme s’il en avait assez de se battre, qu’il ne voulait plus être toujours celui par qui le scandale arrive. Il publie coup sur coup des romans très grand public comme Fête des mères, Louise ou Une vie de chat.

Le succès est toujours au rendez-vous mais il ne s’adresse plus aux même lecteurs. Ce faisant, il désoriente son public gay traditionnel qui ne s’y retrouve plus et commence à se détourner de lui après l’avoir porté aux nues pendant des années, un public qui s’éclaircit d’autant plus qu’au même moment le sida fait des ravages dans la communauté. Yves Navarre, personnage sensible et blessé par la vie, se sent abandonné et trahi. Il enchaîne les déceptions professionnelles et personnelles. Il se présente comme le plus vieux séropositif de France, sans que cela n’ait jamais pu être attesté par quiconque.

Supportant de plus en plus mal toutes ses désillusions, il décide de quitter Paris, vend son appartement rue Pecquay dans le Marais, et part pour le Québec commencer une nouvelle vie. En août 1989, Yves Navarre s’installe à Montréal, à la plus grande joie de ses nombreux admirateurs québécois. Il connaît bien la ville, il y est venu plusieurs fois et y a même des amis. Ce déménagement sera un nouveau souffle pour le romancier qui pendant quelques mois se sentira revivre, mieux traité et mieux entouré. Il achète un triplex dans le centre-ville bourgeois au 3439, rue Sainte-Famille où il recevra entre autres le comédien Yves Jacques dont il était très proche, mais aussi des intellectuels parmi les plus importants du moment comme Denise Bombardier ou Robert Lévesque. C’est d’ailleurs en rencontrant Robert Lévesque qu’il décide d’écrire un carnet hebdomadaire qui sera publié pendant un an, de septembre 90 à septembre 91, dans le journal Le Devoir. Ces textes seront ensuite réunis dans le volume La Vie dans l’âme, publié chez VLB. Dès son arrivée à Montréal, Yves Navarre change d’éditeur et passe aux éditions Leméac où il publie deux romans coup sur coup sous la direction de Pierre Filion : La Terrasse des audiences au moment de l’adieu et Douce France.
Mais l’enchantement ne durera pas.

Les relations avec son nouvel éditeur se dégradent très vite et l’époque de la rue Sainte-Famille se termine brusquement quand l’écrivain décide tout à coup de vendre de nouveau sa maison.

À partir de là, il ne voit quasiment plus personne et se retire dans la solitude.

Poursuivi par ses vieux démons, Yves Navarre ne cesse de s’enfoncer dans une profonde dépression. Il reçoit le prix de l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre en 1992 mais c’est comme si c’était déjà trop tard. La magie n’opère plus. Fin 1993, après avoir pourtant séduit les intellectuels de la belle province, il ne trouve plus aucun charme à sa vie montréalaise. Il offre toutes ses archives à la Bibliothèque nationale du Québec (dont un incroyable journal manuscrit de plusieurs volumes) et repart pour la France dans le plus grand secret. Ses proches stupéfaits apprendront la nouvelle par un communiqué laconique publié dans la presse le samedi suivant. Il s’installe à Paris dans un tout petit appartement, lui qui était habitué au luxe et aux vastes demeures élégantes. En janvier 1994, il met fin à ses jours en absorbant des barbituriques. Il n’a que 53 ans. Trois semaines avant son suicide, le jour même du premier de l’an, il écrivait dans un poème: “ J’ai peur de sortir, j’ai peur de rester, j’ai peur de fermer les yeux, j’ai peur de les ouvrir, un mauvais sang coule dans mes veines…” Il laissera une lettre pour ses proches dont on ignore à ce jour le contenu. Vingt ans après sa mort, Yves Navarre a beau avoir disparu de l’actualité, son souvenir semble toujours aussi vivace chez ceux qui l’ont connu et son œuvre apparaît plus vivante que jamais.
Mieux que ça, il incarne désormais une parole libre, parfois même visionnaire, et sans aucun équivalent pour les nouvelles générations de gays d’aujourd’hui. Tout au long de sa vie, Yves Navarre a pris des risques et a fait preuve de courage.

D’une langue extrêmement habile et d’un niveau exceptionnel, il interpellait le monde autour de lui et s’adressait à ses lecteurs sur le ton de la confidence, murmurant à leurs oreilles comme s’il tissait un lien personnel avec chacun d’entre eux.

Les années 90 ont vu se succéder plusieurs titres posthumes ainsi qu’un livre hommage Un condamné à vivre s’est échappé. Dès le début des années 2000, les éditions H&O ont procédé à une série de rééditions en format poche, pas moins de huit titres en tout, tandis que naissait enfin un site officiel sur Internet.

Aujourd’hui, Yves Navarre a également fait son apparition dans Facebook où plusieurs pages lui sont consacrées tandis qu’une rencontre internationale se prépare en Irlande, les 25 et 26 septembre prochain, date anniversaire de l’auteur qui aurait fêté ses 74 ans. On attend la présence d’éditeurs, chercheurs, journalistes, écrivains, comédiens qui viendront témoigner de la vie et de l’oeuvre de l’écrivain.

Si nul hommage institutionnel ne semble encore lui avoir été rendu, Yves Navarre n’en finit pas pour autant d’écrire sa longue histoire d’amour avec ses lecteurs.


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