Jugement Corriveau vs Canoe

COUR SUPÉRIEURE

CANADA

PROVINCE DE QUÉBEC

DISTRICT DE

QUÉBEC

N°:

200-17-009070-079

DATE :

23 août 2010

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L’HONORABLE

DANIELLE BLONDIN, j.c.s. (JB2770)

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SUSAN CORRIVEAU, domiciliée et résidant au […], Ste-Famille, Ile d’Orléans, district de Québec, […]

Demanderesse

c.

CANOE INC., personne morale légalement constituée ayant son siège au 612 Saint-Jacques, Montréal, district de Montréal, H3C 4M8

et

RICHARD MARTINEAU, exerçant sa profession au 4545 rue Frontenac, Montréal, district de Montréal, H2H 2R7

Défendeurs solidaires

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JUGEMENT RECTIFIÉ

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[1]        VU que des erreurs matérielles se sont glissées aux paragraphes 67 et 122 de même qu’aux notes de bas de pages 3, 4, 6, 24, 37, 48, 56 et 73 du jugement rendu par la soussignée le 30 juillet 2010;

[2]        VU l’article 475 du Code de procédure civile;

[3]        CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de corriger ce jugement;

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

[4]        RECTIFIE le jugement rendu le 30 juillet 2010 de façon à ce qu’il se lise désormais comme suit:

[1] Le 12 avril 2007, utilisant le portail internet www.canoe.ca, le défendeur Richard Martineau lance sur son blogue de «Franc-parler» un sujet de discussion sur ce qu’il nomme «L’affaire Corriveau». Les commentaires des internautes y apparaissent jusqu’à la mise en demeure de la demanderesse le 5 octobre 2007[1], celle-ci se plaignant de l’édition de commentaires injurieux et diffamatoires à son sujet.

[2] Ces circonstances amènent la demanderesse à poursuivre solidairement Canoë inc. et Richard Martineau en responsabilité civile. Elle leur réclame :

Ø 150 000 $ en dommages moraux pour atteinte à sa dignité, son honneur et sa réputation;

Ø 50 000 $ en dommages punitifs pour avoir porté atteinte de manière illicite et intentionnelle aux droits fondamentaux que lui garantit la Charte des droits et liberté de la personne («Charte»)[2];

Ø 7 000 $ en remboursement des frais et honoraires extrajudiciaires pour abus de procédure.

[3] Dans leur défense déposée le 5 juin 2008, les défendeurs soulèvent qu’ils ne sont pas responsables des commentaires faits par des tiers et plaident que les dommages réclamés sont exagérés voir inexistants parce qu’ils résultent plutôt de la couverture médiatique d’un jugement rendu dans les jours précédents où le juge critique sévèrement la façon dont la demanderesse a conduit le contre-interrogatoire d’une jeune victime d’abus sexuel.

[4] Un an plus tard et un peu moins de cinq jours avant le début du procès, la défense est réamendée et Canoë admet :

· Avoir commis une faute et que les commentaires faisant l’objet du litige sont soit injurieux ou diffamatoires[3];

· Qu’elle a «publié» les commentaires à l’exclusion du défendeur Martineau qui n’a pas commis de faute dans le présent litige vu qu’ils s’étaient entendus pour que Canoë soit seule responsable du respect du règlement P-3 et ainsi des propos apparaissant au blogue de Martineau[4];

· Canoë n’a pas pris les mesures pour que son règlement P-3[5] soit respecté et afin que les commentaires faisant l’objet du litige ne soient pas sur le blogue de Martineau, sans reconnaître qu’elle avait telle obligation en regard de tous autres commentaires de tiers sur ledit blogue[6].

LES PARTIES

[5] La demanderesse est avocate depuis 1980 et pratique en droit criminel, familial et civil. Elle s’est fait connaître au Québec lors de procès d’assises très médiatisés, notamment les affaires Benoît Proulx et Micheline Vaillancourt. Elle a plaidé devant toutes les juridictions, y compris la Cour suprême du Canada. La demanderesse a enseigné à l’École du Barreau et a été membre du comité sur la Cour d’appel du Barreau de Québec. Elle a aussi siégé pendant plusieurs années sur le conseil d’administration de l’organisme « Le Passage » qui vient en aide aux proches de personnes qui souffrent de dépendance. La demanderesse jouissait jusqu’au 12 avril 2007, et ce, depuis 25 ans d’une excellente réputation au sein de la profession, allègue-t-elle.  Le juge Richard Grenier qui a pratiqué comme avocat en droit criminel à Québec avant sa nomination à la Cour supérieure en 1998 a été entendu et il confirme cette prétention de bonne réputation et de quelqu’un de respecté dans le milieu à Québec. Pour lui, la demanderesse qu’il avait vue pratiquer et plaider pendant de nombreuses années est une avocate intègre et compétente. De plus, avant avril 2007, il n’a jamais entendu de commentaires négatifs sur Me Corriveau en 37 ans de carrière.

[6] La défenderesse Canoë est une société œuvrant dans le domaine de l’information, des communications et du commerce électronique. Elle exploite le portail internet www.canoe.ca qui fournit de l’information au public dans presque tous les domaines d’intérêts : actualités, divertissement, sports, économie, etc., et où l’on retrouve une vingtaine de blogues dont l’un des objectifs est de permettre les réactions rapides et spontanées des lecteurs.

[7] Le défendeur Martineau est notamment journaliste et chroniqueur au Journal de Montréal. Il tient aussi un blogue intitulé « Franc-parler » dans lequel il traite des sujets d’actualités et suscite les commentaires des lecteurs.

[8] Dans l’entente liant le défendeur Martineau à la défenderesse Canoë, il est prévu que des modérateurs de Canoë doivent se rendre plusieurs fois par semaine consulter les commentaires publiés sur le blogue afin d’éviter tout débordement. Le défendeur Martineau s’était aussi engagé, lors de la signature de cette entente, à prendre les mesures raisonnables pour s’assurer que le contenu du blogue respecte le règlement P-3. Cependant, les défendeurs se seraient ultérieurement entendus verbalement pour que Canoë soit seule responsable du respect du règlement P-3 et pour prendre les mesures raisonnables afin de s’assurer que le contenu du blogue soit exempt de propos injurieux et diffamatoires.

CONTEXTE FACTUEL

[9] En 2007, la demanderesse défendait un homme accusé de s’être livré à des contacts sexuels sur une enfant de huit ans. Dans son jugement du 10 avril 2007, le juge de la Cour du Québec critique sévèrement la demanderesse sur la façon dont elle a mené le contre-interrogatoire de l’enfant. Des extraits du jugement et les commentaires du juge font l’objet d’une couverture médiatique importante dans divers médias dont la une des nouvelles à la télévision, sur internet[7] et dans les journaux[8] dans les jours qui suivent.

[10] Dans ce contexte, le 12 avril 2007, le défendeur Martineau publie, sur le blogue de « Franc-parler », un court commentaire sous forme de questions sur « L’affaire Corriveau », dans le but, est-il plaidé, de susciter la discussion. En voici le texte :

« Concernant l’affaire de l’avocate Suzanne Corriveau

Les avocats manquent-ils de sens moral? Sont-ils prêts à tout pour gagner leur cause? Jusqu’où les avocats devraient-ils aller pour défendre leurs clients? Tous les coups sont-ils permis, dans un procès?

Il est déjà arrivé que de jeunes enfants “inventent” des histoires de viols et d’attouchements de toutes pièces… On fait quoi pour débusquer les “fabulateurs”?

Faut-il croire TOUS les jeunes sur parole?

A-t-on tendance à traiter les victimes d’agressions sexuelles comme s’ils étaient coupables? »[9]

[11] Des internautes ont par la suite transmis leurs opinions et commentaires sur Me Corriveau allant de la corruption du système judiciaire à des insinuations malveillantes, injures ou menaces.

[12] Parmi les commentaires dommageables se trouve d’abord celui de Danny Mansour exprimant qu’il avait «le goût de cassé (sic) la figure à cette !!! De sans génie là!… en tout cas si cette «dame» manque une marche ça me fera pas pleurer».

[13] Une dénommée Brigitte Ducas traite la demanderesse de «belle tarte» et de «stupide».

[14] Il y a ensuite le commentaire de Louis P. qui écrit:

«Tiré d’un ancien article:

Quelques mois plus tard, soit au printemps 2004, dans le procès de Robert Gillet, une conversation en arabe libanais entre le proxénète Georges Radwanli et une personne non identifiée fut mise en preuve au tribunal. Le 24 mars, l’équipe de TVA qui a récupéré le repiquage de la conversation et fait traduire le tout, diffuse la nouvelle en primeur au téléjournal de 17h. Dans cet échange, Radwanli propose à son interlocuteur les services d’une avocate, Me Suzanne Corriveau, personnage bien en vue à Québec qui gagne ses causes à coup sûr car elle fournit à certains juges de la Cour supérieure de jeunes prostituées…».

[15] Louis P. termine son intervention par cette question: «Quelqu’un en a réentendu parler?»

[16] L’internaute s’identifiant comme Raymond Pearson réplique «en complément de Louis P.»:

«Suzan Corriveau est la fille de l’avocat Lawrence Corriveau, client notoire du réseau qui a évité les accusations en raison de son décès. Le frère de Suzan, prénommé Richard, également avocat, a pour sa part purgé quelques années en prison pour différents délits de fraude».

[17] Tous les commentaires diffamants et injurieux ont été publiés en avril 2007.

[18] À l’époque, Alexandra, la fille de la demanderesse, en aurait pris connaissance et, après discussion avec sa sœur vivant en Australie, les deux décident de ne pas en parler à leur mère.

[19] Fin septembre 2007, un juge que la demanderesse connaît bien et qui venait d’apprendre l’existence des commentaires la concernant, la rencontre pour savoir si elle les avait déjà vus en lui tendant la version papier du blogue imprimée à partir du site internet de Canoë.

[20] Pour elle, c’était la honte et la dévastation après tous les efforts et labeurs qu’elle avait mis pour se monter une pratique et alors qu’à 57 ans, elle avait encore besoin de travailler. On attaquait son intégrité et donc sa réputation dans l’exercice de ses fonctions comme avocate. Nous y reviendrons.

[21] Le 5 octobre 2007, la demanderesse met en demeure les défendeurs de retirer ces commentaires du blogue. Elle les avise aussi qu’elle est à évaluer ses dommages considérant que les commentaires sont diffamatoires en ce qu’ils sont de nature à miner sa crédibilité et à diminuer l’estime et la considération dont elle pouvait jouir auprès de ses clients, de ses pairs, de la magistrature et du public en général.

[22] Les commentaires de Louis P. et de Raymond Pearson avaient été retirés le 27 septembre et ceux de Danny Mansour et Brigitte Ducas l’ont été le 6 octobre 2007.

[23] La demanderesse dépose sa poursuite contre les défendeurs le 22 novembre 2007.

PRÉTENTIONS DES PARTIES

1. La demanderesse

[24] La demanderesse invoque que les règlements du blogue publiés sur le site internet du blogue de « Franc-parler » sur Canoë interdisent tout commentaire diffamant ou irrespectueux et prévoient que Canoë peut retirer du blogue tout message dont le contenu viole leur politique[10]. Les défendeurs peuvent donc exercer un contrôle sur les commentaires publiés. La responsabilité des défendeurs est en conséquence engagée en tant qu’éditeurs et ils sont responsables du préjudice causé à la demanderesse autant que les auteurs des propos diffamatoires.

[25] La demanderesse allègue également avoir été profondément atteinte dans sa dignité, son honneur et sa réputation. Elle a ressenti une vive douleur morale et une grande humiliation suite à la parution de ces commentaires. Elle dit avoir vu s’écrouler du jour au lendemain ce qu’elle a mis des années à bâtir, soit sa réputation et son intégrité professionnelle. Elle considère que les commentaires des internautes l’ont abaissé aux yeux de ses clients, de ses pairs, de la magistrature et du public en général[11]. La demanderesse réclame donc 150 000$ à titre de dommages-intérêts compensatoires.

[26] De plus, elle soutient qu’en contrevenant à leurs propres règles, les défendeurs étaient en mesure de connaître les conséquences que pouvait avoir la publication de tels commentaires et les ont tout de même tolérés sur leur blogue pendant plusieurs mois. Ils ont omis de respecter leur propre règlement. Ce comportement a eu pour effet de porter atteinte de manière illicite et intentionnelle aux droits fondamentaux de la demanderesse quant à la sauvegarde de sa dignité, son honneur et sa réputation. Elle se prétend donc bien fondée de réclamer des dommages-intérêts punitifs à hauteur de 50 000 $.

[27] La demanderesse réclame aussi 7 000 $ pour payer une partie des frais et honoraires extrajudiciaires qu’elle devra verser à ses avocats. Elle invoque qu’en tardant à admettre qu’elle n’était pas celle visée par les accusations de corruption du système judiciaire et en attendant près d’un an pour admettre leur faute et divulguer que le contrat de maintenance de Martineau avait été modifié, les défendeurs ont abusé de leur droit d’ester en justice et l’ont obligée à supporter des frais importants pour des recherches, des procédures et signification de subpoenas qui se sont avérés inutiles, le tout dans le but de la décourager à poursuivre le débat judiciaire et de l’épuiser financièrement.

2. Les défendeurs

[28] Les défendeurs prétendent que c’est l’importante couverture médiatique qui a suivi le jugement de la Cour du Québec, de même que les propos tenus par le juge qui ont essentiellement porté atteinte à la réputation de la demanderesse et ont nui à sa crédibilité professionnelle. La défenderesse Canoë admet ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour faire respecter le règlement de son blogue et pour que les commentaires faisant l’objet du litige n’apparaissent pas sur ledit blogue. Elle soutient à ce sujet que le défendeur Martineau n’a commis aucune faute, car un accord verbal intervenu après la signature de la première entente prévoyait que seul Canoë était responsable de la surveillance du blogue et du respect du règlement.

[29] Les défendeurs allèguent par ailleurs que le montant des dommages moraux est grossièrement exagéré compte tenu du fait que le blogue a été consulté par un très petit nombre de personnes. La somme réclamée à titre de dommages punitifs et pour honoraires extrajudiciaires serait aussi injustifiée.

QUESTIONS EN LITIGE

[30] La faute étant ici admise, les questions en litige porteront principalement sur les dommages et leur lien de causalité avec la faute. On peut ainsi les énoncer :

Ø Le défendeur Martineau doit-il être tenu responsable du préjudice subi par la demanderesse suite à la publication de commentaires diffamatoires?

Ø La demanderesse a-t-elle subi un préjudice ?

Ø Si oui, le préjudice a-t-il été causé par la faute des défendeurs ?

Ø Si oui, quel est le quantum des dommages ?

Ø Y a-t-il lieu de condamner les défendeurs au paiement de dommages punitifs et la demanderesse a-t-elle droit au remboursement de certains frais et honoraires extrajudiciaires ?

ANALYSE ET DÉCISION

[31] Avant de disposer de ces points litigieux et pour une meilleure compréhension, il nous apparaît utile d’amorcer notre analyse en exposant les principes de droit en matière de diffamation et d’injures.

1. Les principes de droit applicables

A. La loi

[32] Avant de référer à la jurisprudence et la doctrine, nous reproduisons les dispositions législatives pertinentes :

Charte des droits et libertés de la personne[12]

3. Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association.

4. Toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation.

44. Toute personne a droit à l’information, dans la mesure prévue par la loi.

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs.

Code civil du Québec

3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée.

7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi.

35. Toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée.

Nulle atteinte ne peut être portée à la vie privée d’une personne sans que celle-ci y consente ou sans que la loi l’autorise.

1457. Toute personne a le devoir de respecter les règles de conduite qui, suivant les circonstances, les usages ou la loi, s’imposent à elle, de manière à ne pas causer de préjudice à autrui.

Elle est, lorsqu’elle est douée de raison et qu’elle manque à ce devoir, responsable du préjudice qu’elle cause par cette faute à autrui et tenue de réparer ce préjudice, qu’il soit corporel, moral ou matériel.

Elle est aussi tenue, en certains cas, de réparer le préjudice causé à autrui par le fait ou la faute d’une autre personne ou par le fait des biens qu’elle a sous sa garde.

1621. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[Notre soulignement]

[33] Les poursuites intentées en diffamation font en sorte que deux droits fondamentaux se heurtent : le droit à la sauvegarde de la réputation et de la dignité et le droit à la libre expression et à la liberté de presse. Dans une mesure moindre, cette dernière notion se rapproche aussi du droit à l’information. Si ces droits peuvent être exercés en parallèle, un juste équilibre entre ceux-ci peut être difficile à atteindre. Une personne qui se plaint d’atteinte à sa réputation doit faire la preuve d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre la faute et le dommage qu’elle prétend avoir subi :

« Puisque le droit civil québécois ne prévoit pas de recours particulier pour l’atteinte à la réputation, les règles générales en matière de responsabilité civile prévues à l’art. 1457 C.c.Q. s’appliquent. Dans un tel recours, le demandeur doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice, d’une faute et d’un lien de causalité. »[13]

[34] Afin de savoir ce qu’est exactement la diffamation, nous nous reportons à l’arrêt Radio-Canada c. Radio Sept-Îles[14] qui a été maintes fois cité :

« Génériquement, la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables. Elle implique une atteinte injuste à la réputation d’une personne par le mal que l’on dit d’elle ou la haine, le mépris ou le ridicule auxquels on l’expose. »

[35] De plus, les auteurs Baudoin et Deslauriers précisent que la diffamation peut résulter de deux genres de comportement :

« [...] Pour que la diffamation donne ouverture à une action en dommages-intérêts, son auteur doit avoir commis une faute. Cette faute peut résulter de deux genres de conduite. La première est celle où le défendeur, sciemment, de mauvaise foi, avec intention de nuire, s’attaque à la réputation de la victime et cherche à la ridiculiser, à l’humilier, à l’exposer à la haine ou au mépris du public ou d’un groupe. La seconde résulte d’un comportement dont la volonté de nuire est absente, mais où le défendeur a, malgré tout, porté atteinte à la réputation de la victime par sa témérité, sa négligence, son impertinence ou son incurie. Les deux conduites constituent une faute civile, donnent droit à réparation, sans qu’il existe de différence entre elles sur le plan du droit. »[15]

[36] Quand vient le temps de déterminer si les propos employés sont diffamatoires, la Cour suprême enseigne qu’il faut tenter de voir la situation avec les yeux d’une personne raisonnable:

« La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Il faut, en d’autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent. »[16]

[Notre soulignement]

[37] Dans la décision Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[17], le juge Dalphond, ayant rendu l’opinion de la majorité, précise l’utilité de distinguer entre la diffamation et l’injure :

33  Je crois aussi important de mentionner qu’il existe une distinction en droit civil québécois entre la diffamation et l’injure, deux notions souvent confondues. Certes, ces deux fautes se rattachent à des atteintes à la dignité de la personne et l’art. 4 de la Charte protège tout autant la réputation et l’honneur que la dignité ( Fillion c. Chiasson [2007] R.J.Q. 867 C.A. , paragr. 92). De plus, les deux fautes résultent d’un abus de la liberté d’expression. Il y a lieu cependant de les distinguer, notamment, pour l’évaluation du préjudice.

34  Le juge LeBel, alors de la Cour, écrit dans Radio Sept-Îles inc., précité, au paragr. 35, que la diffamation «consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables». (Voir aussi : Jean-Louis Baudouin et Patrice Deslauriers, La responsabilité civile, 7e éd., vol. 1, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2007, n° 1-292 à 1-293, p. 257 à 271). Le préjudice tient compte de la gravité des conséquences dans l’esprit des gens qui ont entendu les propos diffamatoires. Ainsi, des propos diffamatoires diffusés à des dizaines de milliers d’auditeurs méritent généralement une plus grande compensation que ceux communiqués à un groupe restreint de lecteurs.

35  Parce que le caractère diffamatoire des propos s’évalue en fonction des autres et de l’image qu’ils se font désormais de la victime des propos, on applique une norme objective plutôt que subjective (point de vue de la victime) pour déterminer s’il y a eu diffamation. [...]

36  Par contre, les propos injurieux sont plutôt ceux qui font mal à la victime, lui cause un préjudice qu’elle ressent dans son for intérieur sans par ailleurs que soit nécessairement diminuée l’estime dont elle jouit auprès de son entourage ou du public. […] ».

[Notre soulignement]

B. L’importance de la réputation pour un avocat

[38] La carrière d’un avocat est entièrement bâtie sur sa réputation et son intégrité professionnelle. Pour cette raison, une atteinte à cette réputation peut causer un tort immense dans l’exercice de sa profession. C’est d’ailleurs ce qu’enseigne la Cour suprême dans l’arrêt Hill[18] :

« 118 En l’espèce, il faut tenir compte de l’importance particulière que revêt la réputation pour l’avocat. La réputation d’un avocat est d’une importance primordiale vis-à-vis des clients, des membres de la profession et de la magistrature. L’avocat monte sa pratique et la maintient grâce à sa réputation d’intégrité et de conscience professionnelles. Elle est la pierre angulaire de sa vie professionnelle. Même doué d’un talent exceptionnel et faisant preuve d’une diligence de tout instant, l’avocat ne peut survivre sans une réputation irréprochable. Dans son essai intitulé “The Lawyer’s Duty to Himself and the Code of Professional Conduct” (1993), 27 L. Soc. Gaz. 119, David Hawreluk décrit l’importance d’une réputation d’intégrité. À la p. 121, il reprend les propos de lord Birkett sur ce point :

[Traduction] L’avocat a une obligation envers son client, la Cour et l’État; mais par-dessus tout, il a une obligation envers lui-même, celle de faire preuve, autant que possible, d’intégrité. Aucune profession n’exige un degré plus élevé de probité et d’intégrité, et aucune profession n’offre peut-être de plus fortes tentations d’y renoncer; mais quels que soient les talents d’un avocat, aussi éclatants puissent-ils être, s’il n’a pas cette qualité suprême qu’est l’intégrité intérieure, il n’atteindra pas les sommets. . .

119 De même, le juge Esson dans Vogel c. Canadian Broadcasting Corp., [1982] 3 W.W.R. 97 (C.S.C.-B.), aux pp. 177 et 178, écrit :

[Traduction] L’avocat qui aspire au sommet de sa profession doit être doué de plusieurs qualités, dont l’une est essentielle. Il s’agit de la réputation d’intégrité. Les programmes ont sévèrement attaqué cette réputation. Le tort causé à celle-ci ne peut jamais être complètement réparé, et par conséquent, les stigmates si injustement infligés demeureront toujours. »

[Notre soulignement]

[39] Si le droit à la sauvegarde de la réputation revêt une grande importance pour la population en général, il est essentiel dans le cas d’un avocat. Ici, le fait que la demanderesse pratique cette profession depuis 1980 peut avoir un impact sur le quantum des dommages pouvant lui être accordé.

C. La diffamation sur internet

[40] La définition donnée au terme « diffamation » ne change pas, peu importe le médium utilisé. Ainsi, les tribunaux ont reconnu que la diffamation en ligne devait être traitée comme toute autre forme de diffamation, qu’elle se fasse par le biais des journaux, de la radio ou de la télévision :

« [248] Les mots sont des outils puissants de communication : ils détruisent une réputation en peu de temps alors que, parfois, il a fallu des années pour la construire. L’Internet est un puissant outil de diffusion : la communication n’a presque plus de frontière. La liberté d’expression est une valeur fondamentale de première importance mais le respect de la dignité et de la réputation de la personne l’est tout autant. Ceux qui parlent ou écrivent et ceux qui diffusent sur Internet doivent le réaliser. »[19]

[Notre soulignement]

[41] S’il peut être plus ardu de retrouver l’auteur de commentaires diffamants publiés sur internet, d’autres personnes peuvent en être tenues responsables :

« Ce n’est pas seulement l’auteur même de la diffamation qui peut être poursuivi, mais également celui qui la diffuse au sens large du terme, par exemple, dans le cas d’un journal ou d’une revue, la maison d’édition, mais aussi l’imprimeur et, dans le cas d’une émission de radio ou de télévision, le poste diffuseur. »[20]

[Notre soulignement]

[42] Les fonctions exercées par les intervenants du milieu électronique étant quelque peu différentes de celles exercées dans un milieu de travail plus « classique », certains auteurs suggèrent de faire des analogies afin de bien établir le rôle de chacun :

« Ainsi, le fournisseur d’accès ou gestionnaire du réseau est notamment comparé à l’éditeur. L’éditeur communique des renseignements à des tiers sachant que ces renseignements seront lus, vus ou entendus, tout comme le fournisseur d’accès. La publication volontaire suppose la connaissance du contenu des renseignements transmis. Dans le contexte d’Internet, la publication peut résulter de la transmission de fichiers, de discussions électroniques ou de la mise à la disposition de renseignements dans des fichiers. La décision de publier appartient à l’éditeur et la responsabilité pour la transmission de renseignements préjudiciables découle de ce pouvoir de contrôle. De la même façon, le fournisseur d’accès qui exerce un degré de contrôle sur les renseignements est réputé agir à titre d’éditeur. Si le contrôle n’est aucunement de nature rédactionnelle mais de nature technique ou s’il ne vise qu’à empêcher un groupe de discussion de déborder du thème auquel il est consacré, l’exploitant du site ne sera toutefois pas automatiquement considéré comme un éditeur puisqu’il n’exerce aucun pouvoir rédactionnel en soi; son contrôle ne joue pas directement sur le contenu diffusé.

[]

Le fournisseur pourrait aussi agir comme un diffuseur. S’il est libre de diffuser, il sera alors généralement considéré comme un éditeur des déclarations qu’il transmet et il sera assujetti aux mêmes normes de responsabilité que celui-ci. »[21]

[Notre soulignement]

[43] La responsabilité qui pourra incomber au diffuseur ou à l’éditeur sera variable en fonction du contrôle qu’il exerce sur les informations mises en ligne. D’ailleurs, dans l’une des premières affaires de diffamation sur internet, la Cour suprême de l’État de New York a conclu que le réseau exploitant un babillard électronique exerçait un rôle d’éditeur :

« By actively utilizing technology and manpower to delete notes from its computer bulletin boards on the basis of offensiveness and “bad taste”, for example, PRODIGY is clearly making decisions as to content, and such decisions constitute editorial control. »[22]

[Notre soulignement]

[44] En l’espèce, le règlement du blogue prévoit que la défenderesse Canoë et le défendeur Martineau se réservent le droit de retirer dudit blogue tout propos diffamatoire. De plus, l’entente écrite conclue entre Canoë et Martineau indiquait aussi que les deux parties devaient assurer une certaine surveillance du blogue, et ce, plusieurs fois par semaine.

2. La faute de la défenderesse Canoë

[45] La défenderesse Canoë ayant admis sa responsabilité, il reste à évaluer le montant des dommages reliés à sa faute compte tenu des circonstances[23]. Il y a lieu de remarquer que dans sa défense, elle ne nie pas l’absence de préjudice moral, elle trouve seulement que le montant de 150 000 $ est exagéré. Par ailleurs, elle plaide que la réclamation pour les dommages punitifs et honoraires extrajudiciaires est injustifiée[24].

3. La faute du défendeur Martineau

[46] Le contrat conclu initialement entre Martineau et Canoë aurait peut-être permis de retenir sa responsabilité compte tenu de son engagement à assurer une surveillance de son blogue (P-5). Toutefois, lors de son témoignage, Marie-Claude Massie, directrice générale du contenu du portail francophone de Canoë, a indiqué que cette responsabilité avait été par la suite transférée dans son entièreté à la défenderesse Canoë. La demanderesse s’est objectée à cette preuve testimoniale visant à établir la conclusion d’une entente verbale postérieure au contrat P-5.

[47] À cet égard, il faut s’en remettre à l’article 2863 du Code civil du Québec[25] :

2863. Les parties à un acte juridique constaté par un écrit ne peuvent, par témoignage, le contredire ou en changer les termes, à moins qu’il n’y ait un commencement de preuve.

[48] À première vue, il semble exact de dire que la preuve que veulent faire les défendeurs est inadmissible. Toutefois, les parties au litige ne sont pas les parties à l’acte juridique et l’inadmissibilité de la preuve testimoniale ne vaut qu’entre les parties :

« [22] Toutefois, la restriction à la preuve testimoniale visée par 2863 C.c.Q. ne concerne que les parties elles-mêmes à l’acte juridique. Or, ANGELA n’est pas partie aux actes juridiques visés.

[23] Sur le sujet, l’auteur Royer, écrit :

“L’article 2863 C.c.Q. précise expressément que cette restriction à la preuve ne concerne que les parties à l’acte juridique. Ainsi, dans un litige entre un contractant et un tiers, ce dernier peut offrir son propre témoignage ou produire comme témoin une autre personne, et même une partie à l’acte juridique, pour contredire ou changer les termes d’un écrit.” »[26]

[49] La jurisprudence[27] prévoit d’ailleurs qu’un témoignage est recevable pour établir l’existence d’une entente postérieure et nouvelle :

« [11] D’ailleurs, la prohibition énoncée à l’article 2863 du Code civil ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de prouver un acte juridique antérieur, concomitant ou postérieur à un acte juridique constaté par écrit. »[28]

[50] Une entente additionnelle à l’acte juridique écrit pourrait aussi être démontrée par une preuve testimoniale :

« Avant de faire l’analyse de la preuve, le Tribunal doit réaffirmer un principe bien connu et énoncé aux articles 1234 C.c.B.C. et 2863 C.c.Q., à l’effet que les parties à un acte juridique constaté par un écrit, ne peuvent par témoignage, le contredire ou en changer les termes. Cependant, pourrait être recevable, la preuve qui viserait à établir une entente complémentaire. »[29]

[51] Conséquemment, l’objection soulevée par la demanderesse est rejetée et il nous faut maintenant apprécier la crédibilité et la vraisemblance du témoignage de madame Massie sur la question.

[52] Dans les faits, rien ne permet de soulever un doute quant à l’intention des défendeurs de décharger Martineau de toute obligation de surveillance de son blogue. Le témoignage de Marie-Claude Massie était crédible et doit être retenu par le tribunal. De fait, il a été démontré que madame Massie a fait parvenir un courriel au service à la clientèle de Canoë les avisant qu’ils avaient, à partir de cette époque, l’entière responsabilité de la vérification du blogue du défendeur Martineau, ce dernier n’assurant plus de contrôle. Ainsi, nous retiendrons que le défendeur Martineau n’était plus, au moment de la publication des propos en litige, responsable d’assurer une surveillance du blogue et se contentait de suggérer des sujets de discussion. La défenderesse Canoë avait donc l’entière responsabilité de la modération des internautes.

[53] Par conséquent, le défendeur Martineau n’a pas commis de faute dans le présent dossier et sa responsabilité n’est pas retenue.

4. Les dommages compensatoires

[54] Établir l’existence d’un comportement fautif est insuffisant pour justifier l’octroi de dommages-intérêts parce que le plaignant doit aussi démontrer un préjudice et son étendue, de même qu’un lien direct entre celui-ci et le comportement fautif[30].

[55]Le préjudice moral est, par nature, difficile à évaluer et quantifier :

« La nature intangible des intérêts à indemniser sous ce chef [préjudice moral (la multiplicité des éléments entrant dans l'équation, ainsi que les inévitables jugements de valeur qu'implique cette évaluation en font un exercice essentiellement subjectif et intuitif. »[31]

[56] Tel que l’affirme avec justesse le juge Alain dans la décision Chiasson c. Fillion[32], il est difficile de quantifier le préjudice résultant d’une « blessure profonde à l’âme de l’être humain affecté au plus profond de lui-même ».

[57] La discrétion judiciaire[33] est omniprésente lorsqu’il s’agit de déterminer les montants à accorder pour des dommages moraux. Même si chaque cas en est un d’espèce, le système judiciaire requiert que des cas semblables soient traités de façon similaire. À ce sujet, Daniel Gardner résume la situation de façon précise :

« On aurait tort d’aborder l’évaluation des pertes non pécuniaires de manière trop technique, en imposant aux tribunaux le choix préalable entre plusieurs approches. […] Mais s’il est vrai que l’évaluation des pertes non pécuniaires ne doit pas devenir un processus standardisé et impersonnel, cela n’empêche pas de l’encadrer afin d’éviter des distorsions non motivées entre les indemnités, qui risquent d’être perçues comme autant d’injustices par le citoyen moyen. Dans un domaine où l’indemnisation est le fruit d’une « démarche essentiellement discrétionnaire en tenant compte d’un ensemble de facteurs personnalisés », laisser trop de liberté au juge risque d’instaurer un système de loterie où l’imagination créatrice de l’un l’emportera sur l’approche plus conservatrice de l’autre. L’être humain est ainsi fait : il fonctionne par comparaison et se valorise en mettant en parallèle sa situation et celle de ses semblables. [...] La meilleure façon d’indemniser la victime pour ses pertes non pécuniaires est de lui démontrer le caractère équitable du montant octroyé par rapport aux standards acceptés par notre société. »

[Notre soulignement]

[58] Sur ce point, dans l’arrêt Genex Communications, le juge Dalphond est d’avis que :

«…la quantification des dommages moraux en cette matière, même s’il s’agit d’un exercice qui comporte un volet discrétionnaire, demeure régie par certains principes, notamment celui de la proportionnalité par rapport à la gravité du préjudice…»[34]

[59] Il ne fait aucun doute que la demanderesse a subi un préjudice suite aux commentaires publiés sur le blogue « Franc-parler ». Son intégrité professionnelle a été directement attaquée et l’excellente réputation qu’elle s’était bâtie en a certainement été échaudée. De plus, la demanderesse a ressenti de l’humiliation et une vive douleur morale suite à la lecture des commentaires.

[60] Mais à quel montant peut-elle avoir droit? Nous commencerons par analyser l’atteinte à l’honneur et la réputation de la demanderesse (norme objective) (I). À cet égard, la jurisprudence a établi certains critères qui doivent être pris en compte lors de l’évaluation des dommages résultant de diffamation. Nous les étudierons plus en détail en faisant la corrélation avec la situation qui nous occupe. Ensuite, nous exposerons concrètement l’impact sur la demanderesse des propos injurieux portant atteinte à sa dignité et les dommages qu’elle a conséquemment subis (norme subjective) (II).

I – Les dommages résultant de l’atteinte à la réputation de la demanderesse

A. La nature des propos

[61] La gravité des propos tenus doit être considérée. Conséquemment, plus les commentaires sont graves, plus les dommages seront élevés.

[62] Dans les faits, les allégations de corruption du système judiciaire, de même que la prétendue association de la demanderesse à un réseau criminel, sont d’une extrême gravité. L’internaute qui a tenu ces propos s’est prétendument fondé sur les dires d’un journaliste crédible. S’il est plus laborieux de déterminer pendant combien de temps ces déclarations auront un effet préjudiciable sur sa réputation, il est à prévoir qu’une allégation de corruption, alors que la demanderesse se retrouve constamment confrontée à d’autres avocats et à des juges, peut avoir un effet qui perdura quelque temps. En effet, « [u]ne déclaration diffamatoire peut s’infiltrer dans les crevasses du subconscient et y demeurer, toujours prête à surgir et à répandre son mal cancéreux »[35]. Ce premier critère donne ouverture à des dommages compensatoires élevés.

B. La diffusion des propos

[63] À l’égard de ce critère, il faut prendre en considération l’aspect quantitatif de la diffusion, de même que son aspect qualitatif, lequel tient compte du « degré de pénétration des propos dans le milieu pertinent »[36].

[64] Concrètement, les commentaires publiés sur le blogue sont restés en ligne approximativement six mois, soit d’avril 2007 à septembre 2007[37]. Il s’agit manifestement d’une longue période de diffusion des propos diffamatoires.

[65] Selon la preuve, le commentaire injurieux de Danny Mansour a été consulté au maximum 2057 fois et celui de Brigitte Ducas 530 fois[38]. Le commentaire diffamant de Louis P. a été consulté au maximum 371 fois et celui de Raymond Pearson au maximum 293 fois[39]. À cet égard, la preuve ne permet pas d’établir si ce nombre comprend les personnes ayant consulté plus d’une fois le blogue (la fille de la demanderesse l’a elle-même consulté environ huit fois) ou si des personnes différentes l’ont vu.

[66] Ainsi, les commentaires diffamants et injurieux ont été consultés par peu de personnes si l’on compare avec la majorité des cas de diffamation dans les journaux, à la télévision ou à la radio. Cependant, même si le blogue a été consulté seulement à quelques reprises, on ne sait jamais avec certitude quels seront les effets de la diffamation dans le milieu et dans la population avec le temps et la trace qu’ils laisseront. L’on ne doit jamais sous-estimer la puissance et le rayonnement que peut avoir une rumeur colportée par le mode du « bouche à oreille ».

[67] À tout événement, les commentaires ont été publiés sur un site accessible au grand public, et non pas à une clientèle de juristes ou de magistrats. Si certaines personnes du « milieu pertinent » ont pu prendre connaissance du blogue, par exemple le juge Grenier, la preuve présentée n’a pas permis de démontrer que ce fut le cas. La demanderesse a d’ailleurs admis qu’aucun client ou confrère ne lui a parlé du blogue et elle n’a aucune raison de soupçonner que ces derniers ont eu connaissance de ces commentaires.

[68] L’évaluation de ce critère donne ouverture à des dommages compensatoires plus ou moins élevés.

C. L’identité de la demanderesse

[69] Les tribunaux ont tendance à prendre en considération le statut social et la profession de la victime dans l’évaluation des dommages-intérêts[40]. Or, les titulaires d’une fonction publique, les célébrités et les personnes ayant un haut statut social bénéficient habituellement de montants plus élevés puisque leurs réussites professionnelles dépendent de leurs bonnes réputations. La réputation dont jouissait la victime avant les propos diffamatoires doit être prise en compte. Enfin, les tribunaux doivent évaluer le comportement de la victime et se questionner afin de savoir si elle n’aurait pas provoqué ces allégations.

[70] Dans les faits, la profession de la demanderesse et l’excellente réputation dont elle bénéficiait avant les événements ont un poids important. De plus, si le contre-interrogatoire qu’elle a mené peut être à l’origine de ce litige, la demanderesse n’effectuait, à ce moment, que son travail, elle n’a en aucune façon provoqué les attaques portées à son égard. Ces éléments justifient un montant de dommages compensatoires élevé.

[71] Cependant, la situation de la demanderesse est un peu particulière. En effet, avant même la publication du blogue, elle faisait l’objet d’une grande couverture médiatique. Les commentaires du juge de la Cour du Québec à son égard, la crédibilité des propos tenus par ce juge et l’importante publicité qui s’en est suivie ont nui à la demanderesse, avant même la parution du blogue. Dans ces circonstances, il est difficile pour le tribunal de déterminer quel événement a davantage nui à la réputation de la demanderesse. Nous sommes d’avis qu’il faut tenir compte de ce facteur dans l’évaluation des dommages. Si la défenderesse Canoë doit indemniser la demanderesse pour le préjudice qu’elle lui a causé, il y a lieu d’en mitiger les effets pour tenir compte d’atteintes occasionnées par des gestes sur lesquels elle n’avait aucun contrôle.

[72] Le tribunal souligne que si la demanderesse a subi une atteinte à sa réputation résultant des propos du juge de la Cour du Québec et surtout de la couverture médiatique qui s’en est suivie, ils n’attaquaient pas la réputation de la demanderesse relativement à son honnêteté et son intégrité, mais plutôt sur sa façon de tenir un contre-interrogatoire à titre d’avocate. Or, la diffamation sur le blogue attaque directement l’honnêteté et l’intégrité de la demanderesse en la décrivant comme une personne qui corrompt le système judiciaire. Le tribunal doit également tenir compte de cet élément dans l’évaluation du lien causal entre la diffamation sur le blogue et l’atteinte à la réputation.

[73] L’évaluation de ce dernier élément donne ouverture à des dommages compensatoires plus ou moins élevés.

D. L’identité de la défenderesse

[74] Ce critère a son importance quand on le considère en corrélation avec la diffusion des propos et le sérieux avec lequel ils sont accueillis. Les commentaires diffusés par des journaux sérieux à tirage limité à un groupe restreint ou encore par un expert reconnu auront un plus grand impact que ceux publiés par d’autres journaux ou magazines à sensation. Les déclarations d’un quidam ont aussi une incidence beaucoup moins importante dans l’opinion publique.

[75] Dans le cas présent, les commentaires diffamants ont été publiés sur un site ayant acquis une certaine crédibilité ou notoriété, mais ils ont été rédigés par des gens inconnus des médias et à qui l’on accorde un moins grand crédit. Les citoyens commentateurs de l’actualité sur les blogues jouissent d’une crédibilité généralement assez faible aux yeux d’une personne raisonnable, du moins, beaucoup moindre comparativement à celle des journalistes professionnels[41]. Il était de plus aisé de faire la distinction, en consultant le blogue, entre les propos du journaliste et ceux du grand public. À noter que Louis P. inscrit qu’il a tiré ce commentaire d’un article et il précise que la nouvelle vient de journalistes de TVA.

[76] Considérant cela, nous sommes d’avis que l’identité des véritables auteurs des commentaires fait en sorte que la plausibilité accordée à ces déclarations est de moindre importance. Cependant, à cause du règlement de Canoë qui interdit de tenir des propos diffamatoires et injurieux sous peine que ledit commentaire soit supprimé, certaines personnes pourraient croire que si un message demeure sur le site, c’est que son contenu doit certainement être véridique, ce qui augmente la crédibilité des commentateurs sur le blogue.

[77] L’évaluation de ce critère donne ouverture à des dommages compensatoires plus ou moins élevés.

E. La conduite subséquente de la défenderesse

[78] Sous ce critère, il faut tenir compte d’éventuelles excuses ou d’une rétractation après la publication des commentaires diffamants pour possiblement réduire le montant des dommages. La conduite de l’auteur de propos diffamants qui corrige son erreur à la première occasion pourra tout de même jouer en sa faveur lors de l’octroi des dommages.

[79] Dans le litige actuel, la défenderesse a supprimé les commentaires diffamatoires presque à la réception d’une plainte. Néanmoins, les commentaires ont été accessibles pendant environ six mois et en aucune occasion les modérateurs n’ont effectué les vérifications nécessaires sur le blogue pour s’assurer de la conformité des messages publiés.

[80] Par ailleurs, la défenderesse n’a fait aucune excuse formelle ou rétractation relativement aux commentaires tenus à propos de la demanderesse.

[81] L’analyse de ce critère ne permet pas, à notre avis, de qualifier la conduite de la défenderesse Canoë de facteur aggravant ou atténuant dans l’évaluation des dommages devant être octroyés.

[82] L’évaluation de ce dernier élément donne ouverture à des dommages compensatoires plus ou moins élevés.

[83] Nous avons répertorié certains jugements ayant octroyé des dommages compensatoires à des avocats pour atteinte à leur réputation. Ces décisions permettront au tribunal d’apprécier le montant de dommage à accorder dans la présente espèce :

Intitulé

Résumé

Compensatoires

Punitifs

Fabien c. Dimanche Matin Ltée, J.E. 79-760 (C.S.)

Un avocat est associé à une transaction criminelle, soit un présumé pot-de-vin versé dans le cadre d’un important procès.

95 000 $

Aucun

Cherneskey c. Armadale Publishers Ltd., [1979] 1 R.C.S. 1067

Un avocat est accusé de racisme et d’avoir eu une conduite indigne à la profession d’avocat.

25 000 $

Aucun

Bélisle c. Grenier, J.E. 2000-2044 (C.S.)

Un avocat a été accusé de fraude dans le cadre d’élections municipales.

15 000 $

7 000 $

Barrière c. Fillion, J.E. 2000-1854
(C.S.)

Un juge est accusé d’avoir influencé le processus judiciaire en échange de faveurs sexuelles.

150 000 $

50 000 $

Blanchette c. Bury, J.E. 2001-1929 (C.S.)

Un avocat qui se présente à des élections a été insulté dans les journaux. On y allègue que les policiers ont même dû intervenir pour calmer le poursuivant.

30 000 $

35 000 $

Bertrand c. Proulx, J.E. 2002-1269 (C.S.)

Un avocat à la réputation controversée a été attaqué à son insu sur les ondes de la radio à l’égard d’une plaidoirie qu’il présente au tribunal en défense des intérêts légitimes de ses clientes. Le défendeur l’a traité de menteur, fanatique, hystérique, manipulateur, Méphisto et malade mental et a déclaré qu’un tel homme ne devait pas être laissé en liberté.

64 500 $

(comprend les frais extrajudiciaires)

20 000 $

Tremblay c. Groupe Québécor inc., [2003] R.J.Q. 2359
(C.A.)

Un avocat qui avait défendu des motards a été accusé d’avoir comploté pour faire assassiner un de ses anciens clients.

50 000 $

Aucun

II – Les dommages résultant de l’atteinte à la dignité de la demanderesse

[84] Nous passons maintenant à l’analyse des préjudices résultant des propos litigieux à la lumière du témoignage de la demanderesse, de son conjoint et de sa fille. Cet exercice permettra d’apprécier les conséquences de ceux-ci sur la demanderesse.

[85] Pour Me Corriveau, la carrière d’avocate a une importance prépondérante dans sa vie. Le travail d’avocat a toujours été valorisé dans sa famille et elle s’y consacre avec passion de nombreuses heures par semaine depuis plus de 20 ans pour se distinguer. La demanderesse qui a su se bâtir une réputation de compétence et d’intégrité exprime avoir extrêmement souffert de voir sa réputation ainsi attaquée. C’est ce qu’elle a de plus cher et parce qu’elle a tant travaillé pour la bâtir, elle a de la difficulté à accepter que son nom soit ainsi terni par les propos diffamatoires qui font l’objet du litige.

[86] Lorsque Me Corriveau a été informée de l’existence des propos diffamatoires et injurieux, elle a ressenti honte et humiliation sachant que les gens allaient parler de ces propos et a eu beaucoup de difficultés à informer les membres de son cabinet (ses futurs associés) des propos tenus.

[87] En bref, selon le témoignage de la demanderesse auquel le tribunal accorde une grande crédibilité, cette dernière considère qu’il s’agit de l’une des pires choses au monde que d’être accusée de quelque chose que l’on n’a pas fait et elle n’oubliera jamais ces commentaires. Même si la demanderesse sait que les propos tenus sont faux, elle a été déshonorée et il restera toujours en elle un sentiment de tristesse et de peine.

[88] Selon le témoignage de la fille de la demanderesse, Alexandra de Turis, également crédible, la première fois qu’elle a rendu visite à sa mère après que celle-ci ait eu connaissance des propos diffamants et injurieux, sa mère pleurait. En particulier, la demanderesse a été gravement atteinte lorsqu’elle a appris par sa fille que des clients à un bar à la mode où Alexandra travaille parlaient de la demanderesse en énonçant qu’elle fournissait des prostitués à des juges. Selon sa fille, la demanderesse a été affaiblie comme elle ne l’a jamais vue auparavant à cause des propos litigieux. Or, habituellement, la demanderesse est perçue par sa fille comme une femme énergique et forte.

[89] Selon l’époux de la demanderesse, Cyr de Turis, Me Corriveau a été complètement abasourdie et détruite lorsqu’elle a pris connaissance des propos diffamatoires et injurieux et avait peine à croire que ça pouvait lui arriver. Ce qui l’a frappé le plus depuis les événements, c’est qu’il voit et ressent encore la peine qu’elle éprouve chaque fois qu’il la prend dans ses bras. Pour lui, critiquer son travail d’avocate c’est d’ordre professionnel, ce qui est bien différent que de la traîner dans la boue.

[90] Mentionnons que la demanderesse n’a pas consulté de professionnels de la santé et qu’elle n’a pas pris de médicaments suite aux propos litigieux. La demanderesse soutient que parce qu’elle est considérée et se considère comme une femme forte, elle a décidé de ne pas le faire. Cependant, ce simple fait n’est pas suffisant pour nier en bloc la douleur et la tristesse morales de la demanderesse découlant de la lecture des propos diffamatoires et injurieux et la nécessité d’indemniser la demanderesse par l’octroi de dommages compensatoires sous ce chef.

[91] De l’avis du tribunal, «la blessure profonde à l’âme» de la demanderesse que les propos litigieux lui ont causée est importante. Aucun être humain quel qu’il soit incluant Me Corriveau, ne peut avoir une carapace assez solide pour rester imperméable aux insultes proférées à son endroit et aux propos diffamatoires colportant des faussetés[42]. La demanderesse a été dévastée suite à la connaissance des propos injurieux et diffamants et a subi et subit encore une atteinte importante à sa dignité qui lui cause tristesse, douleur, souffrance, troubles et inconvénients.

[92] Compte tenu de l’analyse précédente, à la lumière des décisions précitées et en vertu de la tendance en matière d’indemnisation des propos diffamatoires ou injurieux en droit civil québécois qui est désormais plus généreuse[43], un montant de 50 000 $ est accordé à la demanderesse pour atteinte à sa dignité, à sa réputation et à son honneur.

5. Les dommages punitifs

A. Principes de droit applicables

[93] L’atteinte illicite à un droit reconnu par la Charte confère à la victime non seulement le droit d’obtenir «la cessation de l’atteinte» et «la réparation du préjudice» subi, mais aussi, en cas d’«atteinte intentionnelle», le droit de réclamer à l’auteur de la violation «des dommages-intérêts punitifs»[44] :

49. Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte.

En cas d’atteinte illicite et intentionnelle, le tribunal peut en outre condamner son auteur à des dommages-intérêts punitifs[45].

[94] Trois conditions[46] sont requises en vertu de cette disposition :

§ le recours en dommage punitif ne pourra qu’être l’accessoire d’un recours principal visant à obtenir condamnation du préjudice moral ou matériel, en ce sens, il doit y avoir identification d’un comportement fautif constitutif de responsabilité civile[47];

§ il faut une atteinte à un droit reconnu par la Charte québécoise;

§ cette atteinte doit être illicite et intentionnelle.

[95] En l’espèce, la défenderesse Canoë a admis qu’elle a commis une faute. Le recours en dommage punitif est donc l’accessoire d’un recours principal ayant octroyé des dommages compensatoires.

[96] La demanderesse a été victime de propos injurieux (atteinte à sa dignité) et diffamatoires (atteinte à son honneur et sa réputation)[48]. Elle a donc subi une atteinte à un droit reconnu par la Charte québécoise (l’article 4). Reste donc à déterminer s’il y a eu une atteinte illicite et intentionnelle.

[97] La Cour suprême définit ce qu’il faut entendre par atteinte illicite et intentionnelle dans l’arrêt de principe Québec (Curateur public) c. Syndicat national des employés de l’hôpital St-Ferdinand :

« En conséquence, il y aura atteinte illicite et intentionnelle au sens du second alinéa de l’art. 49 de la Charte lorsque l’auteur de l’atteinte intentionnelle a un état d’esprit qui dénote un désir, une volonté de causer les conséquences de sa conduite fautive ou encore s’il agit en toute connaissance des conséquences, immédiates et naturelles ou au moins extrêmement probables, que cette conduite engendrera. Ce critère est moins strict que l’intention particulière, mais dépasse, toutefois, la simple négligence. »[49]

[Notre soulignement]

[98] Baudoin et Jobin résument ainsi l’état du droit sur la question :

«[L]a Cour suprême a réitéré le principe selon lequel le résultat du comportement fautif doit avoir été voulu pour que l’atteinte soit qualifiée d’intentionnelle. Elle a cependant interprété cette condition comme pouvant inclure la simple connaissance des conséquences immédiates et naturelles, ou au moins extrêmement probables, que la conduite fautive engendrera, un test qui dépasse de beaucoup la simple négligence mais qui se situe en deçà de la volonté de causer le dommage, et qui est appliquée avec souplesse par les autres tribunaux. »[50]

[Notre soulignement]

[99] La décision Construction Val-d’Or c. Gestion L.R.O. (1997) inc.[51], résume bien les deux tests de l’arrêt St-Ferdinand :

« Le caractère intentionnel de la mauvaise conduite est donc essentiel et doit ressortir de la preuve. Le fait d’avoir agi d’une manière insouciante, excessive et déraisonnable n’est pas suffisant pour justifier une condamnation à des dommages punitifs. Cette analyse comporte deux volets. Le premier, subjectif, consiste à déterminer si l’auteur de la violation souhaitait la conséquence de son acte et le second, objectif, vise à évaluer si une personne raisonnable, dans la même situation que l’auteur, aurait pu prévoir les conséquences subies par la victime »

[100] L’objectif, lors de l’attribution de dommages punitifs, diffère de celui visé lors de l’octroi de dommages compensatoires. Comme le précisait la Cour d’appel :

« Leur but est double : d’une part, sanctionner la conduite de l’auteur d’un acte jugé répréhensible; d’autre part, montrer publiquement la réprobation à l’égard de celle-ci. »[52]

« Les dommages punitifs sont destinés à marquer la réprobation devant une conduite de grande négligence ou qui démontre chez son auteur une intention de nuire ou de la mauvaise foi »[53].

[101] Les dommages punitifs prévus à l’article 49 de la Charte québécoise visent à dissuader les atteintes aux droits fondamentaux :

« [L]es dommages-intérêts punitifs peuvent vraiment jouer un rôle additionnel pour dissuader les atteintes intentionnelles aux droits et libertés d’autrui ou éviter les récidives ou incitations à ce faire pour d’autres personnes […] ils contribuent à contrer les atteintes aux droits fondamentaux »[54].

[102] En l’espèce, il nous faut vérifier si la conduite de la défenderesse Canoë a ouvert la porte à l’octroi de dommages-intérêts punitifs en vertu de la Charte. Y a-t-il eu une atteinte illicite et intentionnelle à un droit ou à une liberté reconnues par la présente Charte ?

[103] Canoë, comme toute personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances, ne pouvait ignorer qu’en mettant comme sujet du jour « l’affaire Suzanne Corriveau », cela aurait pour conséquences immédiates et extrêmement probables que certains individus allaient tenir des propos diffamatoires ou injurieux envers la demanderesse. Un tel sujet controversé ne pouvait que mener à des excès. De plus, en contrevenant à ses propres règles, la défenderesse Canoë était en mesure de connaître les conséquences que pouvait avoir la publication de tels commentaires.

[104] Étant donné que Canoë ne pouvait ignorer que certains individus allaient tenir des propos de nature injurieuse ou diffamatoire à l’endroit de la demanderesse, elle ne pouvait davantage ignorer l’effet que produirait chez la victime de se voir injurier (atteinte à sa dignité) et l’effet des propos diffamatoires sur sa réputation (atteinte à son honneur et à sa réputation).

[105] La défenderesse a admis les éléments suivants :

« 6. La modération du blogue de Richard Martineau pendant la période couverte par le litige, soit du 12 avril 2007 au 6 octobre 2007, était effectuée par l’équipe du service à la clientèle de Canoë (ci-après « les Modérateurs »), en fonction des plaintes et des signalements reçus;

7. N’ayant reçu aucune plainte ou signalement concernant les commentaires faisant l’objet du litige, les Modérateurs de Canoë ne se sont pas rendus sur le blogue intitulé « L’affaire Corriveau » pour modérer les commentaires des usagers et n’ont effectué aucune intervention en regard des commentaires des usagers affichés sur ce blogue »[55].

« Canoë admet qu’en ce qui concerne les commentaires faisant l’objet du litige, elle n’a pas pris les mesures afin que le règlement P-3 soit respecté et afin que les commentaires faisant l’objet du litige ne soient pas sur le blogue de Martineau […] »[56].

[Notre soulignement]

[106] La négligence grossière de Canoë de vérifier et de supprimer de son site les messages à teneur diffamatoire malgré qu’il soit extrêmement probable que de tels commentaires allaient être exprimés, témoigne de son insouciance sur les effets de tels propos diffamants sur la réputation de la demanderesse et constitue une atteinte illicite et intentionnelle à la dignité, l’honneur et la réputation de celle-ci au sens de l’article 49 (2) de la Charte québécoise.

[107] Soulignons que l’omission d’un diffuseur de supprimer des commentaires de « blogueurs » à teneur diffamatoire ou injurieuse ne sera pas jugée comme étant une faute illicite et intentionnelle à un droit protégé par la Charte dans tous les cas. Le diffuseur a une obligation de moyen et non de résultat. Il peut arriver qu’un diffuseur prenant tous les moyens raisonnables qui sont nécessaires pour épurer les propos de nature diffamatoire ou injurieuse en échappe quelques-uns. Mentionnons que lorsqu’il appert qu’un sujet est hautement controversé et qu’il est extrêmement probable qu’il peut amener certains commentaires diffamants à l’égard d’un individu en particulier et que des droits fondamentaux risquent d’être violés, le diffuseur doit exercer une plus grande prudence et diligence dans la vérification et la suppression des commentaires pouvant porter atteinte aux droits protégés par la Charte. Dans tous les cas, le diffuseur ne peut se contenter d’agir en fonction des plaintes reçues et s’en remettre à ses lecteurs ou aux victimes pour lui signaler les abus.

[108] La détermination du montant des dommages punitifs relève de la discrétion du tribunal[57]. Au Québec, l’exercice de cette discrétion est encadré par les critères élaborés par la jurisprudence et le Code civil du Québec[58], en particulier l’article 1621 C.c.Q. :

1621 C.c.Q. Lorsque la loi prévoit l’attribution de dommages-intérêts punitifs, ceux-ci ne peuvent excéder, en valeur, ce qui est suffisant pour assurer leur fonction préventive.

Ils s’apprécient en tenant compte de toutes les circonstances appropriées, notamment de la gravité de la faute du débiteur, de sa situation patrimoniale ou de l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier, ainsi que, le cas échéant, du fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[109] Dans l’arrêt Compagnie d’assurances Standard Life c. Tremblay[59], la Cour d’appel a rappelé que ces critères ne sont pas les seuls que le juge peut retenir pour fixer le quantum des dommages punitifs. Il y est énoncé que ceux-ci « doivent être suffisamment importants pour atteindre les objectifs de prévention et de dissuasion, mais ils ne doivent pas être trop importants de façon à éviter de créer une injustice pour le débiteur ou à enrichir la victime déjà pleinement indemnisée pour le préjudice subi »[60]. Selon la Cour, il s’agit là du délicat exercice d’équilibre auquel le juge est convié. En fait, il « [d]oit être accordé ce qui est nécessaire pour dissuader »[61].

[110] Pour en fixer le quantum, le tribunal tiendra compte des critères suivants :

Ø L’aspect préventif, dissuasif ou punitif de tels dommages;

Ø La conduite du fautif et la gravité de la faute[62];

Ø Le préjudice subi;

Ø Les avantages retirés par le fautif;

Ø La capacité de payer du fautif ou sa situation patrimoniale[63];

Ø Le quantum des dommages compensatoires ou l’étendue de la réparation à laquelle il est déjà tenu envers le créancier;

Ø L’inégalité du rapport de force, y compris les ressources, entre la victime et l’auteur du préjudice[64];

Ø Le fait que la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers;

B. Discussion et analyse

[111] Évaluons donc, de façon sommaire, chacun de ces critères. Tout d’abord, nous considérons qu’il est nécessaire, dans la situation actuelle, d’accorder une certaine importance au caractère dissuasif et d’exemplarité aux dommages qui seront accordés.

[112] En effet, étant donné l’achalandage important dont fait l’objet le portail internet de la défenderesse Canoë, soit près de 7.8 millions de visiteurs au Canada par mois[65], nous sommes d’avis qu’il faut intervenir afin d’éviter d’autres situations semblables à l’avenir. Les dommages punitifs qui seront octroyés doivent inciter la défenderesse à assurer une surveillance et un contrôle accru des commentaires publiés sur son site internet. L’émergence et l’importance accrues des blogues ne doivent pas se faire au détriment de la sauvegarde des droits fondamentaux d’une personne. Le tribunal doit lancer un message à tous les médias et aux sites sur internet qu’on ne peut faire fi de la vie des gens sans en subir de conséquences. Le montant des dommages punitifs doit donc être suffisamment élevé pour servir d’exemple et dissuader les acteurs de l’industrie des bloques d’agir et de développer des moyens afin de prévenir des atteintes aux droits fondamentaux. De plus, étant donné que la demanderesse exerce la profession d’avocate et que la réputation est un élément primordial dans la pratique de cette profession, les dommages punitifs doivent dissuader la diffamation envers les membres de professions dont la réputation est une condition sine qua non de leur réussite professionnelle[66].

[113] Concernant le deuxième critère, à savoir la conduite de Canoë, la négligence grossière de la défenderesse de vérifier et de supprimer de son site les messages à teneur diffamatoire malgré qu’il soit extrêmement probable que de tels commentaires allaient être énoncés et son insouciance sur les effets de tels propos diffamants sur la réputation de la demanderesse, laisse supposer une certaine indifférence à ce qui paraît sur son propre portail et qui est, d’une certaine façon, associé à son nom.  L’absence d’excuse formelle envers la demanderesse ou de toute tentative de rétractation constitue aussi une conduite aggravante. Cependant, le tribunal doit mentionner que la défenderesse n’a pas élaboré de stratagème pour diffamer la demanderesse, sa faute en est une d’omission et elle est responsable de propos tenus par des tiers, ce qui peut jouer en sa faveur au niveau de ce second critère. De plus, Canoë n’a pas récidivé dans sa faute d’omission vis-à-vis la demanderesse et a enlevé les propos diffamants et injurieux dès réception de la mise en demeure de la demanderesse et sur avis précédant d’autres personnes.

[114] Concernant le préjudice allégué par la demanderesse, il appert que cette dernière a subi une grave atteinte à sa dignité et à son intégrité professionnelle et à l’excellente réputation qu’elle s’était bâtie.

[115] Canoë ne semble pas avoir retiré d’avantages tangibles découlant de la diffamation résultant des commentaires publiés sur le blogue « Franc-parler ». Aucun chiffre et aucune preuve n’ont été avancés pour démontrer une hausse de la fréquentation dudit blogue en rapport avec les allégations qui sont parues.

[116] Compte tenu de la preuve, il est évident que la défenderesse a les capacités financières et une situation patrimoniale qui lui permettent de débourser des sommes importantes[67]. Les dommages punitifs doivent correspondre à la réalité économique de la défenderesse, de sorte que le jeu de l’objectif recherché par l’auteur n’en vaille pas la chandelle[68] et que les dommages accordés ne soient pas assimilés à des frais de permis ou d’exploitation[69]. Le tribunal doit donc octroyer un montant de dommage punitif significatif et non simplement symbolique.

[117] Ce seul critère ne doit cependant pas constituer le fondement de notre décision. Il faut aussi tenir compte du montant accordé au niveau des dommages compensatoires et éviter de créer une injustice en enrichissant au-delà du raisonnable la demanderesse qui est déjà pleinement indemnisée pour le préjudice subi[70].

[118] Un simple citoyen est vulnérable par rapport aux médias dans sa capacité de se défendre face à des propos calomnieux et diffamatoires. De plus, les moyens financiers et les ressources de Canoë, auteur du préjudice, sont nettement plus importants que ceux de la demanderesse. Le rapport de force est donc nettement en faveur de la défenderesse Canoë.

[119] Enfin, soulignons que la preuve ne démontre pas si la prise en charge du paiement réparateur est, en tout ou en partie, assumée par un tiers.

[120] Les dommages punitifs variant d’un extrême à l’autre selon les circonstances propres à chaque espèce, nous avons répertorié quelques jugements octroyant des dommages punitifs pour diffamation à titre d’illustration.  Ces décisions permettront au tribunal d’apprécier le montant de dommages punitifs à retenir vu l’ensemble des faits et des principes applicables.

Intitulé

Résumé

Dommages punitifs

Doré c. Lefebvre,
2009 QCCS 5601

Un communiqué laisse supposer qu’un maire et qu’un conseiller municipal ont des antécédents criminels.

Maire : 35 000 $

Conseiller : 10 000 $

9083-7386 Québec inc. c. Layton, 2007 QCCS 3012

Un employé est accusé par son ancien patron de vol.

25 000 $

Chouinard c. Sigouin, 2006 QCCQ 14065

Un homme est faussement accusé d’agression sexuelle.

8 000 $

Sansregret, Taillefer & Associés inc. c. Demers, J.E. 2005-975 (C.S.)

Une lettre est envoyée aux clients d’une société spécialisée dans le courtage immobilier l’accusant de percevoir des commissions occultes.

5 000 $

Duhaime c. Mulcair, J.E. 2005-872 (C.S.)

Un ex-politicien est faussement accusé dans les médias de comportement criminel.

20 000 $

Lafferty, Harwood & Partners c. Parizeau, J.E. 2003-2015 (C.A.)

Les actes de deux politiciens ont été comparés, dans les journaux, aux agissements d’Hitler.

25 000 $ chacun

Perron c. Québec (Procureur général), J.E. 2000-1901 (C.S.)

Un procureur de la Couronne est victime d’une campagne de salissage de la part d’un accusé (plaintes et lettres au syndic du Barreau, au Premier ministre du Québec, aux ministres de la Justice provincial et fédéral et à la magistrature)

125 000 $

[121] Compte tenu de l’analyse précédente et à la lumière des décisions précitées, il y a lieu de faire droit à la demande de 50 000 $ à titre de dommages punitifs.

6. Frais et honoraires extrajudiciaires

[122] La demanderesse réclame un montant de 7 000 $ en remboursement de frais et d’honoraires extrajudiciaires. Elle fonde sa demande sur la tardiveté de la défenderesse à admettre qu’elle n’était pas l’avocate visée par l’accusation de corruption de juges. En effet, un premier projet d’admission a été transmis au procureur des défendeurs en juillet 2008. Or, le procureur du défendeur a exigé le retrait du paragraphe 8 dudit projet qui mentionnait ceci : « Susan Corriveau n’est pas l’avocate qui fut identifiée par Georges Radwanli lors du procès de Robert Gillet qui s’est tenu à Montréal en 2004 »[71]. Or, ce n’est que 11 mois plus tard, soit le 12 juin 2009, suite à l’envoi d’un subpoena au journaliste susceptible de disculper la demanderesse, que les défendeurs admettent finalement que Susan Corriveau n’est pas l’avocate qui fut identifiée par Georges Radwanli en demandant que le journaliste visé par le subpoena n’ait plus à se présenter[72]. De plus, la demanderesse fonde cette réclamation sur la tardiveté de la défenderesse à admettre sa faute. En effet, Canoë n’a concédé avoir commis une faute que dans sa défense réamendée, près de 19 mois après l’envoi de la requête introductive d’instance et que quelques jours avant le procès. Enfin, la demanderesse base sa demande sur le fait que Canoë a attendu quelques jours avant le procès, soit le 12 juin 2009, pour aviser la demanderesse que le contrat avec Martineau avait été modifié et que seul Canoë était responsable du respect du règlement P-3[73].

[123] La demanderesse prétend que ce retard a obligé ses avocats à effectuer plusieurs recherches qui se sont avérées inutiles et qui ont engendré des coûts importants qu’elle doit maintenant débourser. Ce retard l’a aussi contrainte à assumer les frais pour l’envoi d’un subpoena qui n’était pas nécessaire.

A. Principes de droit applicables

[124] L’abus du droit d’ester en justice est prévu à la section III (Du pouvoir de sanctionner les abus de la procédure) du chapitre III (Pouvoirs des tribunaux et des juges) du Code de procédure civile, entré en vigueur le 4 juin 2009[74] :

54.1. Les tribunaux peuvent à tout moment, sur demande et même d’office après avoir entendu les parties sur le point, déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif et prononcer une sanction contre la partie qui agit de manière abusive.

L’abus peut résulter d’une demande en justice ou d’un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole ou dilatoire, ou d’un comportement vexatoire ou quérulent. Il peut aussi résulter de la mauvaise foi, de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, notamment si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics.

54.2.  Si une partie établit sommairement que la demande en justice ou l’acte de procédure peut constituer un abus, il revient à la partie qui l’introduit de démontrer que son geste n’est pas exercé de manière excessive ou déraisonnable et se justifie en droit.

La requête visant à faire rejeter la demande en justice en raison de son caractère abusif est, en première instance, présentée à titre de moyen préliminaire.

54.3.  Le tribunal peut, dans un cas d’abus, rejeter la demande en justice ou l’acte de procédure, supprimer une conclusion ou en exiger la modification, refuser un interrogatoire ou y mettre fin ou annuler le bref d’assignation d’un témoin.

Dans un tel cas ou lorsqu’il paraît y avoir un abus, le tribunal peut, s’il l’estime approprié :

1°  assujettir la poursuite de la demande en justice ou l’acte de procédure à certaines conditions;

2°  requérir des engagements de la partie concernée quant à la bonne marche de l’instance;

3°  suspendre l’instance pour la période qu’il fixe;

4°  recommander au juge en chef d’ordonner une gestion particulière de l’instance;

5°  ordonner à la partie qui a introduit la demande en justice ou l’acte de procédure de verser à l’autre partie, sous peine de rejet de la demande ou de l’acte, une provision pour les frais de l’instance, si les circonstances le justifient et s’il constate que sans cette aide cette partie risque de se retrouver dans une situation économique telle qu’elle ne pourrait faire valoir son point de vue valablement.

54.4. Le tribunal peut, en se prononçant sur le caractère abusif d’une demande en justice ou d’un acte de procédure, ordonner, le cas échéant, le remboursement de la provision versée pour les frais de l’instance, condamner une partie à payer, outre les dépens, des dommages-intérêts en réparation du préjudice subi par une autre partie, notamment pour compenser les honoraires et débours extrajudiciaires que celle-ci a engagés ou, si les circonstances le justifient, attribuer des dommages-intérêts punitifs.

Si le montant des dommages-intérêts n’est pas admis ou ne peut être établi aisément au moment de la déclaration d’abus, il peut en décider sommairement dans le délai et sous les conditions qu’il détermine.

54.5.  Lorsque l’abus résulte de la quérulence d’une partie, le tribunal peut, en outre, interdire à cette partie d’introduire une demande en justice à moins d’obtenir l’autorisation du juge en chef et de respecter les conditions que celui-ci détermine.

54.6.  Lorsque l’abus est le fait d’une personne morale ou d’une personne qui agit en qualité d’administrateur du bien d’autrui, les administrateurs et les dirigeants de la personne morale qui ont participé à la décision ou l’administrateur du bien d’autrui peuvent être condamnés personnellement au paiement des dommages-intérêts.

[Notre soulignement]

[125] L’alinéa 2 de l’article 54.1 n’étant pas limitatif[75], l’abus peut donc notamment résulter d’un acte de procédure manifestement mal fondé et de l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable.

[126] Soulignons le recours manifestement mal fondé n’est pas nécessairement un abus de procédure :

« En règle générale, la procédure mal fondée est rejetée et la partie qui succombe en supporte les dépens. L’article 54.1 dit que «les tribunaux peuvent [...]»; il s’agit d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé avec prudence et dans le respect des objectifs du législateur et du droit du justiciable de faire reconnaître son droit devant le Tribunal. »[76]

[127] Également, ce n’est pas parce qu’un tribunal rejette une requête ou qu’une partie se désiste que l’on doit conclure que la procédure était frivole[77].

[128] De plus, le tribunal doit manifester une grande prudence dans l’application de l’article 54.1 C.p.c. Cet article qui vise à améliorer l’accessibilité à la justice doit être appliqué avec discernement pour éviter de créer le mal qu’il est censé régler :

« 25  Ces dispositions sont de droit nouveau et ont pour but de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux au moyen de procédures notamment pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics.

26  Elles ont essentiellement pour but d’empêcher ou de réprimer les excès procéduraux de tout genre mais non d’empêcher l’accès à la justice, même si parfois la procédure peut se révéler maladroite ou boiteuse.

27  Le tribunal doit veiller à maintenir un équilibre entre l’accès à la justice et les abus possibles du système judiciaire en faisant preuve de discrétion judiciaire exercée avec une saine prudence.

28  L’article 54.1 C.p.c. doit donc être appliqué avec prudence. »[78]

[Notre soulignement]

[129] Enfin, « si une demande en justice manifestement mal fondée peut constituer un abus au sens de l’article 54.1 C.p.c. le tribunal conclut toutefois qu’elle ne donne pas nécessairement lieu à une ordonnance, par exemple, en vertu de l’article 54 .4 C.p.c., à moins d’être le fruit d’un comportement répréhensible, scandaleux, outrageant, abusif, de mauvaise foi ou, en d’autres termes, d’un abus du droit d’ester en justice, soit l’utilisation de la procédure de manière excessive et déraisonnable, de manière à nuire à autrui. »[79]

[130] L’arrêt Viel[80] est la décision de principe lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est un abus d’ester en justice :

74. Avant d’examiner plus avant cette question, il importe de distinguer et de définir l’abus de droit sur le fond du litige (l’abus sur le fond) de l’abus du droit d’ester en justice. L’abus sur le fond intervient avant que ne débutent les procédures judiciaires. L’abus sur le fond se produit au moment de la faute contractuelle ou extracontractuelle. Il a pour effet de qualifier cette faute. La partie abuse de son droit par une conduite répréhensible, outrageante, abusive, de mauvaise foi. Au moment où l’abus sur le fond se cristallise, il n’y a aucune procédure judiciaire d’entreprise. C’est précisément cet abus sur le fond qui incitera la partie adverse à s’adresser aux tribunaux pour obtenir la sanction d’un droit ou une juste réparation.

75. À l’opposé, l’abus du droit d’ester en justice est une faute commise à l’occasion d’un recours judiciaire. C’est le cas où la contestation judiciaire est, au départ, de mauvaise foi, soit en demande ou en défense. Ce sera encore le cas lorsqu’une partie de mauvaise foi, multiplie les procédures, poursuit inutilement et abusivement un débat judiciaire. Ce ne sont que des exemples. À l’aide d’hypothèses, Baudouin et Deslauriers cernent la nature de l’abus du droit d’ester en justice :

Fondement – La première hypothèse est celle où l’agent, de mauvaise foi, et conscient du fait qu’il n’a aucun droit à faire valoir, se sert de la justice comme s’il possédait véritablement un tel droit. Il n’agit pas alors dans le cadre de l’exercice ou de la défense de son droit, mais totalement en dehors de celui-ci. Une faute peut également être reprochée à l’agent qui, dans l’exercice d’un droit apparent, utilise les mécanismes judiciaires ou procéduraux sans cause raisonnable ou probable, sans motif valable, même de bonne foi. Tel est le cas de celui qui fait arrêter une personne sur de simples soupçons qu’une enquête rapide aurait suffi à dissiper. La mauvaise foi (c’est-à-dire l’intention de nuire) ou la témérité (c’est-à-dire l’absence de cause raisonnable et probable) restent donc les bases de l’abus de droit dans ce domaine. Contrairement à l’observation faite à propos du droit de propriété, il paraît difficile, sinon impossible, de concevoir un abus du droit au recours judiciaire dont le fondement ne serait pas une faute civile, mais le seul exercice antisocial du droit. Il ne saurait, en effet, y avoir abus lorsque, de bonne foi, et en ayant cause raisonnable et probable, un individu cause préjudice à autrui en recourant à la justice pour faire valoir ses droits. Ainsi, selon nous, celui qui utilise les recours que la loi met à sa disposition, dans un but strictement et exclusivement égoïste, mais de bonne foi et non témérairement, ne peut être tenu responsable des conséquences fâcheuses de son acte pour son adversaire.

[Notre soulignement]

[131] Le juge Dalphond, dans l’arrêt Royal Lepage Commercial inc. c. 109650 Canada Ltd[81] définit les paramètres de l’abus de droit d’ester en justice :

[45] Pour conclure à l’abus, il faut donc des indices de mauvaise foi (telle l’intention de causer des désagréments à son adversaire plutôt que le désir de faire reconnaître le bien-fondé de ses prétentions) ou à tout le moins des indices de témérité.

[46] Que faut-il entendre par témérité? Selon moi, c’est le fait de mettre de l’avant un recours ou une procédure alors qu’une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la partie au moment où elle dépose la procédure ou l’argument conclurait à l’inexistence d’un fondement pour cette procédure. Il s’agit d’une norme objective, qui requiert non pas des indices de l’intention de nuire mais plutôt une évaluation des circonstances afin de déterminer s’il y a lieu de conclure au caractère infondé de cette procédure. Est infondée une procédure n’offrant aucune véritable chance de succès, et par le fait, devient révélatrice d’une légèreté blâmable de son auteur. Comme le soulignent les auteurs Baudouin et Deslauriers précités : «L’absence de cette cause raisonnable et probable fait présumer sinon l’intention de nuire ou la mauvaise foi, du moins la négligence ou la témérité».

[Notre soulignement]

[132] Les articles 54.1 et 54.4 C.p.c. font partie de la nouvelle section du Code de procédure civile introduite par Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics[82], qui stipulait en préambule :

«CONSIDÉRANT l’importance de favoriser le respect de la liberté d’expression consacrée dans la Charte des droits et libertés de la personne;

CONSIDÉRANT l’importance de prévenir l’utilisation abusive des tribunaux, notamment pour empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics;

CONSIDÉRANT l’importance de favoriser l’accès à la justice pour tous les citoyens et de veiller à favoriser un meilleur équilibre dans les forces économiques des parties à une action en justice;»

[Notre soulignement]

[133] Ce préambule vise, selon le ministre de la Justice en fonction lors de l’adoption de la loi, à « renforcer le message que le législateur souhaite faire part à la population »[83]. L’intention du législateur est donc claire : il veut changer les façons de faire en modifiant le droit antérieur (en présumant que le législateur ne parle pas pour rien dire[84]) pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser l’accès à la justice[85]. Ainsi, les parties doivent s’assurer de respecter la règle de la proportionnalité[86] et elles doivent collaborer et agir de bonne foi (6 et 7 C.c.Q.) dans la mise en état du dossier judiciaire et ne doivent pas adopter des comportements dilatoires ou vexatoires ou présenter des actes de procédures manifestement non fondées qui prolongent inutilement le débat et épuisent les ressources judiciaires et celles des justiciables.

[134] Le législateur lance donc un message clair à l’ensemble de la communauté juridique et aux justiciables : l’abus du droit d’ester en justice, entrave majeure à l’accessibilité à la justice des citoyens, constitue un comportement inacceptable qui doit être sanctionné. Le législateur prévoit même la possibilité de condamnation à des dommages punitifs pour dissuader toute personne à abuser de son droit d’ester en justice. Les articles 54.1 et s. doivent donc être interprétés et appliqués dans cet esprit.

[135] La Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l’utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d’expression et la participation des citoyens aux débats publics énonce également, à son article 6, son caractère rétroactif[87] sauf en ce qui concerne les articles 54.6 et 54.2 al. 2 C.c.Q. :

Le caractère abusif des demandes en justice et des actes de procédure introduits avant l’entrée en vigueur de la présente loi est décidé suivant les règles nouvelles. Cependant, le deuxième alinéa de l’article 54.2 et l’article 54.6 du Code de procédure civile (L.R.Q., chapitre C-25), édictés par l’article 2 de la présente loi, ne s’appliquent qu’aux demandes introduites ou aux actes faits après le 4 juillet 2009.

[136] Ainsi, en l’espèce, les articles 54.2 al. 2 et 54.6 C.p.c. ne seront pas appliqués.

[137] Dans la décision Fillion c. Chiasson[88], le juge Yves-Marie Morissette écrit avec l’approbation du juge en chef J.J. Michel Robert et de la juge Lise Côté:

« […] l’abus du droit d’ester en justice peut résulter non seulement d’initiatives procédurales abusives parce qu’assimilables à une forme de harcèlement, mais aussi, et exceptionnellement, du refus injustifiable d’une partie de faire face à l’évidence et de renoncer, en demande ou en défense, à une procédure condamnée d’avance. Il faut cependant demeurer très prudent sur ce plan car il y a souvent risque que la position apparemment insoutenable d’une partie s’avère défendable au procès, même si celui qui l’a adoptée finit par échouer au fond. En règle très générale, qui ne souffre que de rares exceptions, on doit se garder d’évaluer le caractère abusif de la demande ou de la défense en orientant le débat vers ce que les parties plaident au fond. J’ajoute que bon nombre de litiges se présentent autrement que tout d’une pièce : on en a d’ailleurs un exemple ici, où la position qu’adoptaient les appelants sur la faute était précaire, voire hasardeuse, mais où le montant de la réclamation était exagéré – chose par ailleurs assez fréquente dans les dossiers de ce genre. »

[Notre soulignement]

[138] Dans la décision Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo[89], le juge Dalphond, au nom de la majorité, énonce :

154  Comme le font valoir le Procureur général et les appelants, cette Cour enseigne depuis l’arrêt Viel, précité, que, hormis le cas de l’abus de procédures ou des circonstances exceptionnelles, les honoraires extrajudiciaires ne sont pas compensés autrement que dans la faible proportion incluse dans les dépens, si accordés (art. 477 C.p.c. et suivants), calculés selon le Tarif des honoraires judiciaires des avocats (Tarif).

[…]

155  Cette règle trouve application dans tous les dossiers régis par le Code de procédure civile, y compris ceux relatifs à la violation d’un droit protégé par la Charte, dont la dignité de la personne : Métromédia CMR Montréalaise inc. c. Johnson, Fillion c. Chiasson, Fondation québécoise du cancer c. Patenaude, Larose c. Fleury, précités.

[…]

157  Rien n’indique ici que les appelants ont abusé des procédures judiciaires en se défendant contre les prétentions des intimés, comme l’a reconnu l’avocat des intimés dans le cadre des plaidoiries en Cour supérieure, en réponse à une question du juge relative à l’arrêt Viel :

Regardez bien, Monsieur le juge, je vais être tout à fait candide. Il y a deux façons de voir l’abus de procédures. Le premier… le premier abus de procédures, c’est celui qui démultiplie les incidents, enfin les requêtes, etc. les objections et je dois vous dire que ce dossier-là, de ce point de vue là, je n’ai aucun reproche à faire à mon confrère.

158 Comme dans l’affaire Chiasson, notre Cour doit intervenir pour biffer la condamnation aux honoraires extrajudiciaires. Je rejoins ainsi la proposition de ma collègue la juge Duval Hesler, mais pour d’autres motifs que les siens qui sous-entendent un aspect compensatoire dans les dommages punitifs. Je réitère le principe que les dommages-intérêts punitifs n’ont pas une vocation compensatoire; leur octroi ne vise nullement à indemniser pour les frais d’avocats ( Larose c. Fleury , précité; le même principe s’applique en common law, Hill, précité, paragr. 196).

159 Subsidiairement, même si on devait retenir la prétention que les appelants auraient dû confesser jugement en partie ou, à tout le moins, admettre la faute de diffamation, il demeure qu’un débat sur la nature et la gravité des fautes, l’étendue des préjudices et la solidarité de Genex et de M. Demers demeurait pleinement justifié. Bref, seule une partie des honoraires aurait été évitée, alors que le jugement accorde la totalité, ce qui constituerait une erreur (Gingras c. Pharand, précité; Lévesque c. Carignan (Corporation de la ville de) , J.E. 2007-310 (C.A.)).

[Notre soulignement]

[139] Le paragraphe 159 de l’arrêt Genex précité est important dans cette affaire. En effet, il laisse clairement entendre que le fait pour une partie de ne pas admettre sa responsabilité, lorsque la faute est manifeste, pourrait être considéré comme un abus du droit d’ester en justice.

[140] Il convient de préciser que, dans cette affaire, ni le juge de première instance, ni la Cour d’appel, n’ont eu l’opportunité d’entendre les parties sur les nouvelles dispositions du Code de procédure civile traitant de l’utilisation abusive des tribunaux.

[141] Or, la Cour d’appel, dans la décision Ovo[90] rendue le 21 juin 2010, s’est prononcée pour la première fois sur l’application et la portée des nouveaux articles 54.1 à 54.6 C.p.c. qui « confèrent aux juges des pouvoirs très vastes pour sanctionner les abus de toutes sortes, à toutes les étapes de la procédure civile »[91]. Dans cette affaire, la Cour d’appel devait déterminer si la juge de première instance avait commis une erreur en concluant que la réponse aux engagements pris lors de l’interrogatoire après défense est survenue tardivement par rapport au contrat judiciaire qui liait les parties depuis les 25-26 mars 2009 et au jugement du 16 juillet 2009 tranchant les objections formées à l’encontre de certains engagements[92]. Voici la conclusion unanime des juges Chamberland, Rochon et Doyon :

« 27  Dans ces circonstances, je ne vois pas d’erreur dans la conclusion de la juge de première instance voulant que la production des documents et réponses se soit faite «tardivement» (paragr. 8) et qu’il y ait eu «un délai excessif» (paragr. 10), une situation qu’elle a choisi de sanctionner en ordonnant une indemnité de 7 500 $ à titre de dommages punitifs et en remboursement des honoraires et débours extrajudiciaires encourus par l’appelante incidente.

[…]

29  La juge de première instance a conclu que ce comportement était dilatoire et qu’il y avait lieu de le sanctionner. Il s’agit là d’une conclusion que le déroulement du dossier justifiait et que les règles énoncées aux articles 54.1 C.p.c. et suivants autorisent. Les justiciables se plaignent souvent, à raison, de la durée interminable des procédures judiciaires. Les juges ont longtemps demandé les outils leur permettant de faire avancer rondement les dossiers. Les règles énoncées aux articles 54.1 C.p.c. et suivants font partie de ces outils. Il n’y a ici rien de déraisonnable dans les constats faits par la juge de première instance et dans la façon dont elle a choisi de sanctionner le comportement dilatoire de l’appelante qui constituait, en l’espèce, un bris du contrat judiciaire entre les parties. »[93]

[Notre soulignement]

B – Discussion et analyse

[142] Le tribunal est d’avis que ce dossier satisfait aux critères établis par le législateur aux articles 54.1 al. 2 et 54.4 C.p.c. et aux critères énoncés par la Cour d’appel dans l’affaire Viel[94] pour permettre l’octroi d’honoraires extrajudiciaires.

[143] De l’avis du tribunal, la défense relativement à la faute par la défenderesse Canoë constitue un acte de procédure manifestement non fondé qui n’avait aucune chance de succès. La défenderesse a agi par témérité en mettant de l’avant une telle défense concernant sa faute. En effet, une personne raisonnable et prudente, placée dans les circonstances connues par la défenderesse Canoë au moment où elle a déposé cette défense, serait plutôt venue à la conclusion de l’inexistence d’un fondement pour cette défense relativement à la faute. En agissant de la sorte, la défenderesse a poursuivi inutilement et abusivement un débat judiciaire relativement à sa faute.

[144] Ainsi, l’omission par la défenderesse de reconnaître sa faute qu’elle était en mesure d’admettre dans un délai raisonnable constitue un abus de droit d’ester en justice qui doit être compensé par une condamnation au remboursement des frais extrajudiciaires qui ont été dépensés à cause de cet abus de procédure.

[145] Soulignons que dans la décision Fillion c. Chiasson[95], la Cour d’appel a considéré que les appelants n’avaient pas abusé de leur droit d’ester en justice parce qu’ils avaient admis le caractère diffamatoire des propos litigieux avant procès et qu’ils avaient raison de contester la nature et la gravité des fautes et de débattre sur le quantum des dommages-intérêts et punitifs réclamés. Or, les faits à l’origine de cette décision diffèrent de ceux de la présente espèce. En effet, c’est la tardiveté à admettre le caractère diffamatoire et injurieux des propos litigieux qui est ici en cause et qui constitue l’abus du droit d’ester en justice. La demanderesse ne soutient pas que la contestation par les défendeurs, de la nature et la gravité des fautes, de la faute de Richard Martineau et du quantum et du bien-fondé des dommages compensatoires, punitifs et extrajudiciaires constituent un abus de procédure.

[146] De plus, de l’avis du tribunal, l’admission tardive par les défendeurs que Susan Corriveau n’est pas l’avocate qui fut identifiée par Georges Radwanli et la divulgation tardive que le contrat de maintenance de Martineau avait été modifié et que seul Canoë était responsable du respect du règlement P-3 satisfont également aux critères établis par le législateur aux articles 54.1 al. 2 et 54.4 C.p.c. et aux critères énoncés par la Cour d’appel dans l’affaire Viel[96] pour permettre l’octroi d’honoraires extrajudiciaires parce qu’il s’agit d’un comportement dilatoire.

[147] Les admissions et divulgations tardives ont obligé la demanderesse à débourser des montants pour des recherches juridiques et des actes de procédures qui n’auraient pas été nécessaires si la défenderesse n’avait pas abusé de son droit d’ester en justice. Cet abus de la défenderesse Canoë a ainsi causé un dommage à la demanderesse qui, pour le combattre, a payé inutilement des honoraires et débours extrajudiciaires à ses procureurs.

[148] La demanderesse a déposé en preuve les honoraires de ses avocats[97]. Au moment du procès, ils totalisaient 14 000 $. Après analyse de la preuve documentaire, il est difficile pour le tribunal de déterminer quels sont les honoraires extrajudiciaires qui ont été facturés inutilement à cause de l’abus de procédure. Le tribunal doit donc arbitrer le montant et usant de sa discrétion, accorde à la demanderesse 7 000 $.

[149] Le tribunal peut même d’office, condamner à des dommages punitifs une partie qui abuse de son droit d’ester en justice pour sanctionner l’abus de procédure (54.4 C.p.c.). Contrairement à l’article 49 de la Charte québécoise,  il n’est pas nécessaire de prouver une atteinte illicite et intentionnelle à des droits fondamentaux pour obtenir une condamnation à des dommages-intérêts punitifs en vertu de ces dispositions[98]. Il est suffisant de prouver l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice pour donner ouverture à une condamnation à payer des dommages-intérêts punitifs.

[150] Cependant, les parties doivent être entendues sur ce point (54.1 C.p.c.). À tout événement, les dommages punitifs en cas d’abus de procédure doivent être accordés qu’en cas d’abus patent, dans les cas les plus graves[99]. Or, le tribunal ne croit pas que l’abus de procédure de la défenderesse Canoë entre dans cette catégorie puisqu’elle a tout de même admis sa faute avant l’audience plutôt que de continuer au procès ce débat qui était voué à l’échec.

[151] Pour ces motifs, nous sommes d’avis que la demanderesse a droit au remboursement des frais et honoraires extrajudiciaires supplémentaires qu’elle a déboursés en conséquence de l’abus de procédure de la défenderesse Canoë, soit 7 000 $.

PAR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL :

[152] ACCUEILLE la requête introductive d’instance de la demanderesse;

[153] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter de la mise en demeure du 5 octobre 2007;

[154] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs, avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter du jugement;

[155] CONDAMNE la défenderesse Canoë à payer à la demanderesse la somme de 7 000 $ à titre de frais et honoraires extrajudiciaires avec intérêts au taux légal et l’indemnité additionnelle prévue à l’article 1619 C.c.Q. à compter du jugement.

[156] Le tout avec dépens.

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DANIELLE BLONDIN, j.c.s.


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