QUAND J’EN AURAI FINI AVEC TOI (6)

Jean-Philippe Bernié

Claire se redressa.
— Supérieur à 50 % ? C’est impossible.
— Je vous assure — j’ai raté une série au complet, cinq cellules photovoltaïques, avant que je m’aperçoive de mon erreur. Et le rendement de chacune d’entre elles est supérieur à 50 %.
Elle lui tendit un autre feuillet. Claire devint parfaitement immobile. Monica pensa à un chien de chasse qui tombe en arrêt devant un terrier. Elle se retint de rire. Pourquoi cette image idiote lui venait-elle à l’esprit ?
— Pourrais-tu reproduire cette expérience ratée ? Dans les mêmes conditions ? demanda Claire.
— Oui, j’ai tout noté. Vous croyez que…
— Je ne crois rien. Je veux être sûre, c’est tout.
Monica hocha la tête. Elle salua Claire et tourna les talons. En passant la porte du bureau, elle se retourna et dit :
— En tout cas, si grâce à mon erreur on arrive à un rendement de 50 % sur les panneaux solaires, c’est la Northern Energy qui va être contente !
Claire, qui s’était penchée vers le papier de résultats que Monica venait de lui donner, se figea.
— Pourquoi seraient-ils contents ?
— Mais parce que…
— Ferme la porte.
Monica s’exécuta et Claire reprit :
— Il n’est pas souhaitable de leur parler de ces nouveaux résultats. En fait, tu ne dois rien dire à leur sujet, même si — surtout si — de nouvelles expériences les confirment.
— Mais je travaille pour eux ! Ils financent ma thèse !
— Non. Tu travailles pour l’Université Richelieu.

— Mais…
— Monica, la Northern Energy finance tes travaux, dont le but est d’évaluer l’effet d’une couche lisse de semi-conducteur sur le rendement énergétique de leurs panneaux solaires. Ce nouveau concept — une couche striée — n’a rien à voir. C’est nouveau, c’est différent, et ça ne leur appartient pas. Ce serait une grave erreur de les impliquer là-dedans.
Monica ne répondit pas. Cette distinction entre lisse et strié lui paraissait discutable. Après tout, c’était toujours la même couche, étalée sur les panneaux solaires comme on étale de la confiture sur du pain ! Monica s’aperçut soudain qu’elle avait faim — à cause des sottises de Ricky elle avait dû sauter le repas. En fait, songea-t-elle, la couche de semi-conducteur ressemblait plutôt à du glaçage sur un gâteau, bien lisse et bien plat. Sauf que, dans ses expériences ratées, le glaçage en question semblait avoir été rayé à grands coups de fourchette… Claire poursuivait :
— Il s’agit très probablement d’une erreur de mesure. J’ai du mal à croire qu’on puisse franchir ainsi le cap des 50 % de rendement sur ces panneaux solaires. Mais si cela s’avère exact, cela ouvrirait de nouvelles possibilités très intéressantes pour toi. Si ces résultats sont confirmés, nous pourrions demander une subvention au CNRC∗ pour poursuivre dans cette direction, ce qui pourrait signifier une augmentation significative de ton salaire pour la fin de ta thèse, et un poste de chercheur ici par la suite.
Mais pour cela, il faut d’abord vérifier les résultats que tu viens d’obtenir et il faut que tu décrives chaque étape de fabrication de la façon la plus précise possible : tous les paramètres, toutes les données expérimentales, toutes les étapes intermédiaires. Note soigneusement tout ça et apporte-le-moi.

Une augmentation de salaire ? Un poste de chercheur après sa thèse ? C’était presque incroyable ! Monica se sentit gonflée de joie.
— D’accord, je… je comprends. Je ne dirai rien.
Elle sortit du bureau, la démarche allègre. Claire la regarda partir, l’air pensif, puis posa la main sur les résultats.

Quelques instants plus tard, Monica arrivait dans son laboratoire, une petite pièce où elle travaillait seule. Il y faisait un froid de canard. Elle alluma son ordinateur, prit son cahier de labo et commença à relire les notes de la manip’ de la semaine précédente, mais ses yeux quittèrent rapidement le cahier. Elle repensa à la promesse de Claire — une augmentation de salaire ! Elle pourrait enfin envoyer sa vieille Ford à la casse et acheter une voiture neuve. Une petite auto…
Il y avait une autre chose qu’elle pourrait faire si elle gagnait un peu plus. Elle pourrait quitter la maison de Pointe-aux-Trembles et prendre un appartement au centre-ville. Mais cela signifiait laisser Ricky et grand-père seuls. Ils ne se parlaient pratiquement pas — Ricky ignorait son grand-père et ce dernier ne comprenait plus son petit-fils depuis longtemps. « Je ne connais pas la moitié de son vocabulaire », avait-il un jour confié à Monica. Monica parvenait encore à établir un semblant de dialogue avec son frère, si Ricky n’était pas stone, s’il ne s’était pas disputé avec Nancy, si tous les sujets qui fâchent étaient soigneusement évités… Monica comprit soudain qu’elle en avait assez. Assez de subir les caprices de son frère, assez de l’impuissance de leur grand-père, assez de l’enfer qu’était devenu leur maison, et, surtout, assez de la désinvolture de leurs parents qui étaient depuis de longs mois occupés à gagner beaucoup d’argent sur une plate-forme au large de la Norvège et n’avaient de toute façon jamais été particulièrement enclins à s’occuper de leur progéniture. Immédiatement la culpabilité l’envahit. Elle ne pouvait pas s’en aller : que deviendrait Ricky ? Il était bien capable de partir avec Nancy pour mener Dieu sait quelle vie qui le conduirait Dieu sait où, mais qui aboutirait certainement à quelque chose de plus grave que quelques points de suture à la lèvre inférieure. Au fond, ce ne serait peut-être pas si grave que ça, avait dit un jour leur grand-père, las de l’insubordination de son petit-fils. Qu’il fasse ses expériences ! Mais Monica n’était pas d’accord, elle devait continuer à veiller sur lui, à faire tout ce qu’elle pouvait pour lui éviter le pire. Pourtant, un petit appartement, bien à elle, pas trop loin de l’université, ce serait tellement agréable… elle pourrait inviter Claire Lanriel à venir y prendre le thé, un jour… avec de la musique de harpe ou de piano, ou celtique, quelque chose de léger et de tendre à la fois…
Monica se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. Elle ne devait pas — elle ne devait pas — penser à ça. C’était trop dangereux. C’était impensable. C’était… la porte s’ouvrit. Monica sursauta et Claire Lanriel attaqua sans préambule :
— J’ai fait des photocopies des résultats que tu m’as donnés à l’instant. Je t’en laisse un exemplaire.
Claire s’interrompit, la regarda plus attentivement et demanda :
— Ça ne va pas ? Ton urgence familiale ?
— Oui… enfin non, je… il y a quelques problèmes, mais rien de très sérieux…
Claire lui lança un de ses rares sourires.

— Tu sais, Monica, j’ai compris il y a longtemps que, dans la vie, il n’y a qu’un moyen vraiment efficace d’oublier ses problèmes : le travail.
Monica sentit son estomac devenir lourd. Elle bafouilla :
— Oui, je… enfin, je suppose. D’ailleurs, je voulais vous dire… je pense que je vais devoir prendre quelques jours de vacances la semaine prochaine.
Les narines de Claire se pincèrent un bref instant, mais elle dit simplement :
— Dans ce cas, je te demanderais de boucler avant de partir cette expérience dont nous avons parlé. Ce rendement de 50 %…
— Pas de problème, se hâta de répondre Monica.
Claire se pencha vers elle et de la main lui effleura l’épaule.
— Monica, ces résultats, c’est un grand jour ! Peut-être le début d’un nouveau projet que nous mènerons ensemble. Il faut le marquer comme il se doit. J’ai daté et signé l’original que tu m’as donné. Fais la même chose. Je vais l’afficher dans mon bureau, nous aurons un souvenir !
Monica obéit. Claire Lanriel repartit avec la feuille datée et signée, satisfaite.

Il était dix-sept heures quinze lorsque Christine Verlanges termina la sauvegarde de l’index de la bibliothèque, qui s’était avérée plus longue que prévu. Ce n’était pas grave : elle devait rester en ville puisqu’elle avait le Groupe à dix-neuf heures. Elle enfila ses bottes et son manteau, prit son sac et, au moment de sortir, se souvint qu’elle avait laissé dans l’arrière-salle un paquet de café acheté à l’heure du déjeuner. Elle se rendit dans la petite pièce, prit le café, et entendit la porte de la bibliothèque s’ouvrir et des talons claquer. Elle jeta un coup d’œil et aperçut des jambes fines, un tailleur gris cintré, et des cheveux blonds. Claire Lanriel, de dos, consultait un dictionnaire. À pas de loup, Christine battit en retraite. Elle n’aurait qu’à attendre une ou deux minutes, jusqu’à ce que Claire s’en aille. Elle ne tenait pas à la croiser et encore moins à lui dire bonsoir. Puis elle entendit la porte s’ouvrir à nouveau. Quelqu’un d’autre venait d’entrer.
— Ah, Claire, je vous cherchais.
Le professeur Eric Duguet. Christine recula encore.
— Oui ?
— J’ai lu votre rapport d’avancement sur le projet Wing 3000. Il est inacceptable en l’état.
— Vraiment ? Contient-il des erreurs techniques ?
— Non. Seulement, vous omettez d’attribuer la provenance des travaux qui ont été effectués par l’équipe de Gatwick ou par la mienne. Vous vous contentez de présenter nos résultats.
— Je vous l’ai dit, c’est un travail d’équipe. Il n’est pas nécessaire d’expliciter qui a fait quoi.
— Vous ne vous privez pourtant pas de souligner toutes les contributions de votre propre équipe. À lire ce document, on a presque l’impression que c’est vous qui avez tout fait.
— Rien ne justifie une affirmation pareille.
— Ne me prenez pas pour un imbécile ! Tout ce que vous écrivez là-dedans est exact, mais complètement biaisé.