Par Le National
© Roger-Luc Chayer / Le National


Le Tribunal des droits de la personne du Québec refuse la thèse de discrimination présentée par deux homosexuels!

COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE ET DES DROITS DE LA JEUNESSE DU QUŠBEC, organisme public constitué en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12), ayant son siège au 360, rue Saint-Jacques ouest, Montréal (Qué.) H2Y 1P5, agissant en faveur de messieurs MICHEL FOREST et MARC GUILBAULT.

Représentée par Me Michèle Turenne
Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

Partie demanderesse

c.
LES CONSTRUCTIONS ROBERT GODARD INC.,
Et
ROBERT GODARD,

Représentés par Me Gilles Boileau

Parties défenderesses

et

MICHEL FOREST
Et
MARC GUILBAULT

Parties plaignantes devant la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse.

Audience tenue à St-Jérôme le 19 juin 2002
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JUGEMENT

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1. La Commission réclame pour messieurs Forest et Guilbault, 4 000 $ en dommages moraux et 1 000 $ en dommages exemplaires de monsieur Godard et de sa compagnie au motif qu'ils auraient compromis leur droit d'être traités en pleine égalité sans distinction ou exclusion fondée sur l'orientation sexuelle, l'âge ou le handicap en refusant de leur louer un logement chemin Oka à Deux-Montagnes à l'été 2000.

2. Pour les motifs ci-après indiqués, la demande doit être rejetée.

LES QUESTIONS

3.
Ce litige soulève les questions suivantes:

Messieurs Forest et Guilbault ont-ils été refusés en tout ou en partie comme locataires en raison de leur orientation sexuelle, ou encore en raison de l'âge ou le handicap de l'un ou l'autre de leur quatre enfants?

Dans l'affirmative, quelle indemnité leur est due à titre de mesures de redressement?

LES FAITS

4.
¿ l'été 2000, messieurs Forest et Guilbault forment un couple homosexuel. Ils ont la garde des quatre enfants de monsieur Guilbault dont l'âge varie de 6 à 12 ans. Deux des enfants présentent des déficiences intellectuelles. Monsieur Forest est étudiant et monsieur Guilbault est prestataire d'aide sociale. Leur revenu familial est de 1 050 $ par mois.

5. Le 23 août 2000, ils visitent un logement de 5 pièces et demie, chemin Oka à Deux-Montagnes. L'emplacement près de l'école des enfants et le loyer mensuel de 665 $ incluant électricité et eau chaude leur conviennent parfaitement. Ils complètent une formule de demande de location et donnent un dépÙt au concierge. Après avoir complété la demande de location, ils demandent de rencontrer le propriétaire de l'immeuble.

6. Robert Godard, fils du propriétaire et gestionnaire de l'immeuble, accepte de les rencontrer immédiatement. Lors de la rencontre, messieurs Forest et Guilbault informent monsieur Godard qu'ils sont un couple gai, qu'ils ont la garde de quatre enfants âgés de 6 à 12 ans, dont deux présentent des déficiences intellectuelles. Ils soulignent qu'en raison de l'emplacement du logement près de l'école et de l'imminence du début de l'année scolaire, ils sont très intéressés à louer dans le plus court délai. On discute de leur emploi et constate qu'ils ont un revenu familial mensuel de 1 050 $ provenant de prestations d'aide sociale. Sans donner de détails, monsieur Guilbault souligne qu'il a l'intention de retourner au travail prochainement.

7. Le jour-même, les formules de demande de location sont transmises par télécopieur à "Locateurs Avertis", une entreprise d'enquêtes offrant divers services à des propriétaires d'immeubles à logements. En recevant les demandes, monsieur Marois, le directeur de Locateurs Avertis, communique avec la Ville de Montréal pour apprendre que la propriétaire du logement o˜ demeurent messieurs Guilbault et Forest rue Cartier à Montréal n'est pas une dame Linda Gendron, tel qu'indiqué sur la demande de location, mais bien une madame Joséphine Desroches.

8. On communique avec madame Desroches qui ne connaÓt pas messieurs Forest et Guilbault, mais pour qui madame Gendron est une locataire. On tente de communiquer avec le propriétaire antérieur, un monsieur André Asselin, chez qui le couple aurait demeuré 8e Avenue, Deux-Montagnes, de juillet 99 à juin 2000, mais il est impossible de le rejoindre. Monsieur Godard essaie à son tour sans succès. Lorsque rejoints plusieurs jours plus tard, madame Asselin donnent une recommandation négative tandis que monsieur donne une recommandation favorable.

9. Pendant ce délai, messieurs Forest et Guilbault insistent pour avoir des nouvelles et à leur demande, monsieur Pelchat, le directeur de l'école appelle monsieur Godard pour intervenir en leur faveur. Lors de cette conversation, monsieur Godard l'interroge quant à la nature du handicap des enfants et l'incidence de ce handicap sur leur comportement. Le directeur le rassure que le handicap des enfants ne pose aucun problème et qu'il n'a pas d'inquiétude à y avoir quant à leur comportement. Quant à messieurs Forest et Guilbaut, le directeur le rassure qu'ils sont quant à lui, des personnes responsables. Monsieur Pelchat sent que monsieur Godard a des réticences à louer à messieurs Forest et Guilbaut. Pour sa part, monsieur Godard se dit rassuré par les remarques du directeur monsieur Pelchat.

10. Le 29 août, Locateurs Avertis fait rapport à monsieur Godard. Devant le peu de renseignements favorables obtenus, on lui recommande d'exiger de messieurs Forest et Guilbault, un endosseur solvable. Ceux-ci acceptent cette option et fournissent comme endosseur, monsieur Alain Ouellet, co-propriétaire d'un immeuble avenue Lafontaine à Laval. Le 31 août 2000, monsieur Ouellet complète une formule de demande de location et celle-ci est immédiatement acheminée à Locateurs Avertis pour vérification urgente. Locateurs Avertis vérifie à Ville de Laval pour apprendre qu'Alain Ouellet n'est pas co-propriétaire de l'immeuble avenue Lafontaine à Laval tel qu'il le prétendait dans sa demande. D'autre part, une vérification chez son employeur révèle que son emploi est saisonnier. Le 5 septembre 2000, sur la foi de ces renseignements, Locateurs Avertis recommande à monsieur Godard d'obtenir un rapport de crédit concernant messieurs Forest et Guilbault.

11. Le lendemain, Locateurs Avertis apprend qu'en février 98, la Régie du logement a rendu une décision contre monsieur Forest résiliant son bail, ordonnant son expulsion comme locataire et le condamnant à payer 800 $ d'arrérages pour deux mois de loyer avec intérêts et dépens. Vérification faite auprès du propriétaire d'alors, on apprend que les arrérages de loyer faisant l'objet de cette décision sont toujours impayés. Sur la foi de ces renseignements additionnels, Locateurs Avertis recommande à monsieur Godard de refuser la demande de location de messieurs Forest et Guilbault. Monsieur Godard accepte cette recommandation et informe messieurs Forest et Guilbault que leur demande de location est refusée.

12. Le 18 septembre 2000, messieurs Forest et Guilbault récupèrent l'acompte de 50 $ versé avec leur demande de location. Le 23 octobre 2000, ils logent une plainte de discrimination auprès de la Commission. Le 22 juin 2001, la plainte est retenue par la Commission et le 9 octobre 2001, la demande introductive d'instance est signifiée.

LES PRŠTENTIONS ET L'ANALYSE

13.
¿ l'appui de sa demande, la Commission prétend que monsieur Godard et sa compagnie ont refusé de louer à messieurs Forest et Guilbault en raison de leur orientation sexuelle, l'âge de leurs quatre enfants et le handicap de deux d'entre eux. Elle ajoute, que monsieur Godard a indiqué à messieurs Forest et Guilbault qu'à son avis, il y avait trop d'enfants dans le logement, qu'il s'inquiétait face à ce que penseraient les autres locataires quant à leur orientation sexuelle; qu'il a répété ces propos à monsieur Pelchat, le directeur de l'école des enfants et que ces inquiétudes étaient accentuées par le fait que deux d'entre eux accusaient une déficience intellectuelle.

14. Ces prétentions de la Commission sont mal fondées.

15. Une preuve non contredite démontre que Constructions Robert Godard inc. n'est aucunement reliée à l'immeuble ou au logement recherché en location. D'autre part, monsieur Godard, agissant à titre d'administrateur de l'immeuble pour son père propriétaire, n'agissait aucunement de manière à lier la responsabilité de la compagnie. En conséquence, la demande contre la compagnie doit être rejetée.

16. La Charte des droits et libertés prévoit que toute personne a droit à la sauvegarde de sa dignité et de son honneur(1) . La Charte prévoit également que toute personne a le droit à la reconnaissance et à l'exercice en pleine égalité des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur l'orientation sexuelle, l'âge, sauf dans la mesure prévue par la loi, ainsi que le handicap(2). Nul ne peut, par discrimination, refuser de conclure un acte juridique ayant pour objet des biens ou des services ordinairement offerts au public(3). Enfin, la Charte prévoit qu'une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la Charte confère à la victime le droit d'obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte. En cas d'atteinte illicite et intentionnelle, le Tribunal peut en outre, condamner son auteur à des dommages exemplaires(4).

17.
Pour qu'il y ait discrimination dans la conclusion d'un bail ou ailleurs, il faut que le critère interdit, en l'occurrence l'orientation sexuelle, l'âge ou le handicap, ait un effet quelconque sur la décision de refuser de conclure le bail en question. Si tel n'est pas le cas, la décision ne peut être fondée sur l'orientation sexuelle ni sur l'âge ni sur le handicap et elle ne peut être discriminatoire. Ceci fut expressément reconnu par la Cour d'appel dans l'arrêt L'Homme(5) . Dans cet arrêt, monsieur le juge Turgeon énonÁait que par l'article 49, le législateur vise le redressement de la situation injuste causée par l'acte discriminatoire, mais encore faut-il que la demande fasse la preuve qu'un acte discriminatoire ait été posé, qu'il y a eu une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la Charte.

18.
Dans la décision Macbean(6) , on a par ailleurs ajouté:

"At the same time, for there to be a violation of the Code, a prohibited reason must actually have affected the decision. If it did not, it is simply not a reason for the decision."

19. Ces propos furent d'ailleurs repris et approuvés par la Cour du Québec dans Collège Mérici(7)
et encore par le Tribunal des droits de la personne dans De Longchamp(8). Dans De Longchamp, le Tribunal a souligné qu'en matière de discrimination, la demande peut faire sa preuve au moyen de présomptions. Selon le Code civil(9), les présomptions de fait sont laissées à l'appréciation du Tribunal mais elles doivent être graves, précises et concordantes.

20.
Essentiellement, la Commission prétend que l'orientation sexuelle de messieurs Forest et Guilbault, l'âge de leurs enfants et le handicap de deux d'entre eux ont été pris en compte par monsieur Godard dans le cadre de sa décision de refuser la location recherchée. La preuve à cet égard repose sur de vagues impressions et de pures hypothèses. Cette impression fut mentionnée par monsieur Pelchat, le directeur de l'école d'une part et par l'épouse du concierge d'autre part. L'épouse du concierge n'a pas témoigné et la preuve ne permet pas de savoir sur quoi elle s'est basée pour exprimer son opinion à cet égard. D'autre part, monsieur Pelchat, le directeur de l'école, admet honnêtement qu'il ne s'agit que d'une "impression" de sa part. Par ailleurs, il n'a pu reprendre un seul mot que lui aurait mentionné monsieur Godard pour justifier cette impression. Pour sa part, monsieur Godard, a catégoriquement nié avoir refusé de louer à messieurs Forest et Guilbault en raison de leur orientation sexuelle, la présence de leurs enfants ou encore le handicap de deux d'entre eux.

21. Monsieur Godard, l'administrateur de l'immeuble a su dès le dépÙt des demandes de location de messieurs Forest et Guilbault, que ceux-ci formaient un couple homosexuel, qu'ils avaient la garde de quatre enfants âgés de 6 à 12 ans dont deux présentaient une déficience intellectuelle. Ces renseignements ne l'ont aucunement amené ni même contribué d'une manière quelconque à mettre de cÙté leur demande. Au contraire, leur demande fut dûment soumise aux vérifications habituelles quant à leur capacité de payer le loyer exigé, eu égard à leur revenu. Il est vrai que monsieur Godard s'est interrogé quant à l'incidence du handicap de deux des enfants sur leur comportement. ¿ cet égard, il fut pleinement rassuré par les propos du directeur de l'école, monsieur Pelchat, qui a clairement indiqué que messieurs Forest et Guilbault étaient des personnes responsables et qu'il n'avait pas d'inquiétude à y avoir relativement au comportement des enfants eu égard à leur handicap.

22. Par ailleurs, l'enquête menée tant par Locateurs Avertis que par monsieur Godard lui-même, quant à la capacité de messieurs Forest et Guilbault de payer le loyer exigé eu égard à leur situation financière s'est révélée peu rassurante et a soulevé plusieurs questions. L'identité du propriétaire chez qui messieurs Forest et Guilbault demeuraient s'est avérée fausse, la recommandation des locateurs antérieurs était contradictoire quant à leur capacité de payer et la personne présentée comme caution solvable s'est avérée ne pas être propriétaire de l'immeuble qu'elle habitait et son emploi n'était que saisonnier. Enfin, par une décision rendue le 5 février 98, monsieur Forest avait vu son bail résilié et une ordonnance d'expulsion émise contre lui. Par ailleurs, une condamnation à payer des arrérages de deux mois de loyer totalisant 800 $ avec intérêts et dépens n'avait jamais été honorée ni payée.

23. ¿ la lumière de l'ensemble de ces circonstances et sur la balance des probabilités, le Tribunal conclut que monsieur Godard, l'administrateur de l'immeuble, était pleinement justifié de refuser la location recherchée par messieurs Forest et Guilbault. Par ailleurs, ni leurs caractéristiques personnelles ni celles de leurs enfants n'ont eu une incidence sur cette décision.

24. En interdisant la discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, l'âge, le sexe ou tout autre critère interdit, la Charte n'a pas pour autant aboli le droit d'un propriétaire de refuser de louer un logement à des gens présentant l'une ou l'autre de ces caractéristiques personnelles. Ce que la Charte exige, c'est que la distinction, l'exclusion ou la préférence exercée par le propriétaire de logements ne repose pas sur l'un ou l'autre de ces critères interdits. Lorsqu'une vérification légitime et raisonnable met sérieusement en doute la capacité financière d'un locataire d'assumer et de respecter le loyer exigé, le propriétaire a pleinement le droit de refuser la location recherchée. Le fait que le locataire potentiel ou l'un ou l'autre des membres de sa famille, véhicule des caractéristiques personnelles interdites comme fondement d'une exclusion, ne modifie en rien cette règle.

25. Le Tribunal conclut en conséquence que la demande doit être rejetée.

26. POUR CES MOTIFS, LE TRIBUNAL:

REJETTE
la demande avec dépens.


 
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MICHAEL SHEEHAN, Juge au Tribunal des droits de la personne


1.  Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q. c. C-12, art. 4


2.  Voir supra note 1, art. 10


3.  Voir supra note 1, art. 12


4.  Voir supra note 1, art. 49


5.  Commission des droits de la personne du Québec c. L'Homme, [1982] 3 C.H.R.R., D-849 (Québec C.A.)


6.  MacBean c. Plaster Rock, Commission d'enquête au Nouveau-Brunswick, 6 novembre 1975, Robert W. Kerr


7.   Commission des droits de la personne du Québec c. Collège Mérici, (1990) R.J.Q. 604


8.   Commission des droits de la personne du Québec c. Ministère de la Justice du Québec et De Longchamp, T.D.P. Montréal: 500-53-000022-937, Hon. Michèle Rivet, 30 mars 94, p. 10 et s.


9.   Code civil du Québec, art. 2849

TRIBUNAL DES DROITS DE LA PERSONNE

 
CANADA
PROVINCE DE QUŠBEC

DISTRICT DE TERREBONNE

   

 

Nƒ : 700-53-000003-016
   

 

DATE : 20020702

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SOUS LA PRŠSIDENCE DE L'HONORABLE MICHAEL SHEEHAN, J.C.Q. et J.T.D.P. (JS-0626)

 

AVEC L'ASSISTANCE DES ASSESSEURS : M. Keder Hyppolite et Me Daniel Fournier

Le privilége de réplique